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histoire de la poésie - Page 6

  • Mathurin Régnier, le défenseur de la Pléiade

    M. Régnier.jpgNeveu du poète Philippe Desportes (frère de sa mère), Mathurin Régnier est né à Chartres en 1573 et mort en 1613. Entré dans les ordres, il fut par deux fois attaché à ‘ambassade de France à Rome. Cela dit son humeur indépendante ne put se plier à aucune servitude et l’entraîna irréductiblement vers la poésie. Il s’y livra d’ailleurs tout entier quand, après son retour en France, il eut obtenu une pension de  deux mille livres sur l’abbaye des Vaux-de-Cernay (entre Chevreuse et Rambouillet), qui avait appartenu à son oncle (1606), et un canonicat à la cathédrale de Chartres (1609).

    Outre un petit nombre de poésies diverses, épîtres, élégies, odes, épigrammes, poésies spirituelles, il a laissé seize satires qui lui assurent l’immortalité. A ce propos Boileau dit de lui, dans sa cinquième réflexion sur Longin, qu’il est " le poète français qui, du consentement de tout le monde, a le mieux connu, avant Molière, les mœurs et le caractère des hommes ". Ajoutons que sa langue, parfois embarrassée dans ses constructions, abonde en expressions pittoresques et d’un coloris populaire archaïque. 

    La liberté ordinaire de ses allures ne pouvait lui permettre de s’accommoder des réformes impérieuses de Malherbe, ce qui l’amena à s’ériger en face de lui en défenseur de la Pléiade. Mais la postérité doit reconnaître que leur humeur, plus que leurs principes, dut être entre ces deux grands poètes une cause de division, et que Régnier se trompait lui-même quand, avec sa franchise robuste, parfois même brutale, son air naturel et dégagé, il se croyait encore le représentant d’une école dont les poésies, ou savantes, ou mignardes, et souvent d’une forme remarquable, ne sont assurément rien moins que dénuées d’affectation.

    J’ai retenu dans son œuvre deux satires qui sont sans doute les plus caractéristiques du style et de la pensée de Régnier. Dans la satire III, il s’adresse à Monsieur le Marquis de Coeuvres lui demandant ce qu’il doit faire, étant " las de courir ", et notamment s’il se remet de nouveau à " l’estude ". A noter pour l’anecdote que  ce marquis de Coeuvres (1575-1670), deviendra maréchal de France en 1623. Quant au fait de " courir ", il faut savoir que Mathurin Régnier, après avoir suivi à Rome le cardinal de la Joyeuse, s’était attaché au service de Philippe de Béthune,  beau-frère du marquis de Coeuvres et ambassadeur d’Henri IV dans cette même ville de Rome. Toujours dans cette satire, j’ai découvert que Régnier parle des " mignons, fils de la poule blanche ", ce qui est une traduction d’une expression proverbiale latine que  Juvénal emploie ironiquement dans le sens de " gens privilégiés par leur naissance, hommes qui ne sont pas du commun ".

    Dans la satire IX Régnier s’en prend à Malherbe et aux poètes de son école, en s’adressant à Monsieur Rapin qui n’était autre que le poète Nicolas Rapin (1535-1608), l’un des auteurs de la Satire Ménipée. Sa critique à Malherbe porte surtout sur le fait que Malherbe n’aimait pas du tout les Grecs, comme en témoigne le fait qu’il " s’était déclaré ennemi du galimatias de Pindare ". Régnier contrairement à son meilleur ennemi, ne voulait pas nécessairement que l’on abandonnât systématiquement les emprunts au grec et au latin. La preuve, quelques pages plus loin, on trouve cette phrase : "Et laissant là Mercure (dieu du commerce) et toutes ses malices, les nonchalances sont ses plus grands artifices ". Enfin j’ai découvert que c’est Régnier qui aura remis au goût du jour l’expression d’Horace " mêler l’utile à l’agréable", que Régnier a traduit : "Qu’ils auront joint l’utile avecq’ le delectable ". Régnier avait quand même beaucoup de talent, et il mérite amplement la belle place qu’il a dans notre littérature.

    Michel Escatafal

  • Alexandre Hardy, un auteur prolifique au style négligé

    hardy.jpgNé à Paris vers 1570, mort de la peste vers 1632, Alexandre Hardy est le plus célèbre des auteurs dramatiques des premières années du dix-septième siècle. Aujourd’hui nous dirions plutôt qu’il fut avant tout un auteur à succès. Attaché comme poète à une troupe de comédiens qui, sans renoncer définitivement à parcourir la province, s’était établie à Paris en 1607, il fit preuve d’une incroyable fécondité, puisqu’il se vante d’avoir composé plus de six cents pièces, tragédies, tragi-comédies et pastorales, dont il a publié quarante et une.

     Dès lors il est aisé de comprendre que le style de cet écrivain, forcé de travailler très vite, ait dû être très négligé. Néanmoins, les œuvres d’Alexandre Hardy n’en tiennent pas moins une place importante dans l’histoire de notre théâtre. En effet, écrites par des poètes savants, les tragédies du seizième siècle étaient faites surtout pour être lues, ou pour être représentées dans des collèges, devant un auditoire choisi. Quand au peuple, il continuait à se complaire avec des pièces composées suivant la vieille poétique du quinzième siècle.

     Hardy a le mérite d’avoir essayé de fondre ensemble les deux genres, et de traiter le drame populaire d’une manière plus artistique, se rapprochant davantage de la tragédie savante. Cette tentative a donné naissance à des pièces d’une construction sans doute très irrégulière, mais qui n’en préparèrent pas moins l’avènement de notre tragédie classique, c’est-à-dire d’un genre traité suivant les règles des anciens et destiné cependant  aux représentations publiques, les thèmes développés s’inspirant des réalités, le plus souvent très douloureuses, de la vie quotidienne. Mentionnons au moins ici deux des compositions d’Alexandre Hardy : Scédase ou l’Hospitalité violée et les Chastes et Loyales Amours de Théagène et Chariclée.

     Scédase ou l’Hospitalité violée est une tragi-comédie à laquelle Corneille faisait encore allusion comme à un modèle de drame bourgeois (Epitre à M. de Zuylichem, en tête de Don Sanche d’Aragon). En ce qui concerne les Chastes et Loyales Amours de Théagène et Chariclée, il s’agit d’une adaptation du vieux roman grec d’Héliodore (sophiste du IVè siècle), divisée en huit journées de cinq actes chacune. Théagène et Chariclée, amenés prisonniers devant Hydaspe, roi d’Ethiopie, vont suivant la coutume du pays être immolés, lorsque la reine Persine  reconnaît dans Chariclée sa fille, qu’elle avait abandonnée.

     Michel Escatafal

  • Malherbe, un des grands maîtres de la versification française

    malherbe.jpgNé à Caen en 1555 dans une famille noble, mort à Paris en 1628, François de Malherbe qui étudia successivement à Caen, Paris, Bâle et Heidelberg, fut d’abord secrétaire du duc d’Angoulême, fils naturel d’Henri II, grand prieur de France, et gouverneur de Provence (1576-1587). Recommandé plus tard à Henri IV par le cardinal Du Perron et le poète normand Vauquelin des Yveteaux, fils de Vauquelin de la Fresnaye, il vint à Paris et fut attaché au service du duc de Bellegarde, grand écuyer, puis devint gentilhomme ordinaire de la Chambre, ce qui lui permit de continuer à bénéficier de la part de Marie de Médicis, régente, et du roi Louis XIII, des faveurs dont il avait joui auprès d’Henri IV.

     

    A ce propos il faut dire qu’il sut y mettre du sien, comme en témoignent quelques unes de ses poésies les plus fameuses, notamment l’Ode à Marie de Médicis sur sa bienvenue en France. Pour mémoire je rappellerais qu’Henri IV, ayant fait casser par le pape Clément VIII, en 1599, son mariage avec Marguerite de Valois, épousa en 1600 Marie de Médicis (1573-1642), fille de François, grand-duc de Toscane. Cette dernière, après l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac (14 mai 1610), fut proclamée régente par le Parlement de Paris, en raison de l’âge (neuf ans) du jeune roi Louis XIII. Et à propos de la régence, Malherbe écrivit une remarquable poésie dont le titre se suffit à lui-même puisqu’il l’appela Ode à Marie de Médicis sur les heureux succès de sa régence.

     

    Sa courtisanerie, pour ne pas dire sa flagornerie, ira d’ailleurs très loin, puisqu’il écrira la Prophétie du Dieu de la Seine contre le maréchal d’Ancre, plus connu sous le nom de Concino Concini (1575-1617) qui, avec sa femme Leonora Galigaï, exerça une grande influence sur Marie de Médicis, celle-ci allant jusqu'à l'élever aux plus hautes dignités de l’Etat. Cela ne lui porta pas bonheur très longtemps car il fut assassiné, au sortir du Louvre, par ordre de Louis XIII. Cette mort aux dires de nombreux contemporains délivrait le roi, les seigneurs et la France, d’une tyrannie odieuse et sans grandeur. Cela dit, Malherbe aurait dû se souvenir qu’il avait chanté le maréchal au temps de sa puissance, et c’est aussi pour cela que je suis sceptique sur les propos qu’on lui attribue vis-à-vis du roi : « Quelque absolu que vous soyez, vous ne sauriez, Sire, ni abolir ni établir un mot, si l’usage ne l’autorise ».

     

    Fermons la parenthèse, pour dire que les stances qu’il met dans la bouche du dieu de la Seine, prédisant sa mort au Premier ministre, ont été jugés extrêmement remarquables par l’énergie de la pensée, de l’expression et du rythme. Malherbe fera aussi une célèbre Ode au roi Louis XIII allant châtier la rébellion des Rochelois, allusion au siège de La Rochelle, ville qui se voulait la capitale du protestantisme avec le désir de se constituer en république indépendante, et que Richelieu entreprit de réduire, ce qui fut fait après un siège de treize mois (en 1628).

     

    La place de Malherbe est grande dans l’histoire de notre littérature. Ronsard et les poètes de la Pléiade, s’inspirant de l’antiquité, avaient réussi à donner à notre poésie une ampleur et une variété que le moyen-âge n’avait pas connues. Mais on sait avec combien peu de tempérament ils poursuivirent leur œuvre de réforme. Le tour trop souvent pédantesque ou affecté de leur poésie ne trouva pas grâce devant Malherbe, lequel exposera (en 1606) ses principes de l’idéal poétique dans une analyse sans concession des poésies profanes de Desportes (Commentaire sur Desportes). Cela étant, épris par-dessus tout de naturel et  plus soucieux, dans sa langue et sa versification, de régularité et de clarté que de richesse, de diversité, de pittoresque, il montra trop de sévérité dans sa critique et d’étroitesse dans ses théories. Malgré tout, il n’en devint pas moins le modèle des poètes de la génération suivante et, par eux, le maître de la versification française jusqu’à l’époque du romantisme.

     

    On ne peut, d’ailleurs, refuser aux meilleures de ses Stances et de ses Odes la justesse de l’expression, l’ampleur et la netteté de la phrase, la richesse ou le charme des images toujours simples et naturelles. Il reste de Malherbe, outre ses poésies, un volumineux et fort intéressant recueil de lettres, et plusieurs traductions, notamment celle du XXXIIIè  livre de Tite-Live. L’ensemble de son œuvre, à la fois riche et variée, lui permet de figurer au Panthéon de nos meilleurs écrivains, comme en témoigne l’hommage que lui adressa Boileau dans son Art Poétique : « Enfin Malherbe vint, et, le premier en France, - Fit sentir dans les vers une juste cadence, - D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, - Et réduisit la muse aux règles du devoir». En outre il savait à l’occasion être modeste puisqu’il affirmait que « c’était une sottise de faire le métier de rimeur », ajoutant « qu’un poète n’était pas plus utile à l’Etat qu’un bon joueur de quilles ». Mais le croyait-il vraiment ? On nous permettra d’en douter !

     

    Bonne et heureuse année 2010.

     

    Michel Escatafal

  • Montchrestien, poète tragique disciple de Garnier

    montchrestien.jpgNé à Falaise (Calvados)  dans la seconde moitié du seizième  siècle (peut-être en 1575), Antoine  Mauchrétien, qui prit le nom de Montchrestien auquel il ajouta celui d’une terre de Vasteville appartenant à sa femme, eut une vie  très  agitée, et qui n’est pas connue avec une pleine exactitude. Forcé de s’enfuir en Angleterre à la suite d’un duel, il y trouva un bon accueil auprès de Jacques 1er (roi d’Angleterre et d’Irlande entre 1603 et 1625) à qui il dédia (1601) sa tragédie de l’Escossoise (Marie Stuart) ou le Désastre, publiée à nouveau en 1604 sous le titre la Reine d’Escosse, et grâce auquel il obtint de pouvoir rentrer en France. Il se fixa à Châtillon-sur-Loire (Loiret), et s’y occupa de travaux de métallurgie. Ensuite,  mêlé à la révolte du duc de Rohan (1621), il se mit à la tête d’une petite armée protestante en Normandie, et fut surpris et tué  dans le village de Toureilles (Orne). Cette affaire a été racontée par Malherbe dans une lettre à Peiresc du 14 octobre 1621.

    Il a laissé, outre la tragédie évoquée précédemment, un Traité de l’OEconomie politique, dont le titre même est remarquable, n’ayant jamais été employé auparavant, cinq autres tragédies, la Cartaginoise (Sophonisbe) ou la Liberté, les Lacènes ou la Constance, David ou l’Adultère, Aman ou la Vanité, Hector. A cela, il faut ajouter un poème, Susanne ou la Chasteté, et quelques poésies. Comme poète tragique, Montchrestien appartient à l’école de Garnier, dont il n’égale pas l’éclat, mais sa forme, plus molle que celle de son devancier, est aussi plus pure. Montchrestien paraît avoir recherché, pour ses vers, les avis et l’approbation de Malherbe, une des plus grandes figures de l’histoire de notre littérature.

    Parmi les meilleurs textes de Montchrestien, je citerais la mort de Marie Stuart  que l’on trouve à l’acte V de la Reine d’Escosse, où celle-ci montre son courage et son mépris de la mort au moment de son exécution (1587) décidée par la reine Elisabeth 1ère. Déjà, la description de la montée à l’échafaud où elle paraît souriante « un peu de l’œil et de la bouche » paraît émouvante. Ensuite, voyant qu’on ne lui accorde pas un confesseur comme elle souhaiterait qu’il fût, elle décida de se confesser elle-même et se mit à prier. A ce propos, dans l’Histoire de Marie Stuart écrite par Mignet, on apprend que le docteur Fletcher, doyen protestant de Peterborough, s’approcha d’elle et voulut l’exhorter à mourir.

    « Madame, lui dit-il, la Reine, mon excellente souveraine, m’a envoyé par devers vous ». Marie, l’interrompant à ces mots, lui répondit : « Monsieur le doyen, je suis ferme dans l’ancienne religion catholique romaine, et j’entends verser mon sang pour elle ». Comme le doyen insistait avec un fanatisme voyant, et l’engageait à renoncer à sa croyance, à se repentir, à ne mettre sa confiance qu’en Jésus-Christ seul, parce que seul il pouvait la sauver, elle le repoussa d’un accent résolu, lui déclara qu’elle ne voulait pas l’entendre, et lui ordonna de se taire. Le docteur Fletcher se mit alors à lire la prière des morts, selon le rite anglican, tandis que Marie récitait en latin les psaumes de la pénitence et de la miséricorde, et embrassait avec ferveur son crucifix.

    Si le texte de Montchrestien ne rentre pas dans ces détails, il en reprend quand même les grandes lignes et, en vrai poète qu’il est, décrit la fin horrible de la reine d’Ecosse, après avoir dit au bourreau : « Arme quand tu voudras ta main injurieuse, frappe le coup mortel, et d’un bras furieux fay tomber le chef (la tête) bas et voler l’âme aux cieux ». Hélas pour Marie Stuart, le premier coup de hache ne fit que la blesser et il fallut la frapper plusieurs fois pour lui abattre la tête, ce que Montchrestien traduit ainsi : «  Un, deux, trois, quatre coups sur son col il delasche (laisse tomber) ; car le fer acéré moins cruel que son bras vouloit d’un si beau corps différer le trespas : Le tronc tombe à la fin, et sa mourante face par trois ou quatre fois bondit dessus la place ». Je ne sais pas ce que Jacques 1er, adversaire des catholiques, a apprécié réellement dans ce récit, mais il n’en voulut point à Montchrestien d’avoir glorifié la mort de Marie Stuart.

    Michel Escatafal

  • La poésie satirique à Rome

    lucilius.jpgLes Romains ont toujours prétendu que la satire faisait partie de leur identité nationale. D’abord le nom même de satire est purement latin, satura étant un adjectif qui, employé substantivement, signifie mélange.  C’est ainsi qu’on désigna dans un premier temps ces divertissements dramatiques composés de danse, de musique et de paroles qui sont à l’origine du théâtre romain. C’est Ennius qui après avoir publié un recueil où se trouvaient des pièces fort différentes par le sujet et le mètre lui donna, à cause de sa variété, le titre de Satires.  Ensuite le mot satire s’appliquera uniquement au genre de poésie que Lucilius, Horace (65-8 av. J.C) et Juvenal devaient illustrer à Rome. C’est à ce tire qu’on a pu dire et écrire que si l’esprit satirique est universel, c’est à Rome qu’il reçut pour la première fois la forme spéciale d’un poème où les attaques contre les personnes se mêlent, pour les soutenir et les éclairer, à l’exposition de vérités morales.

    La première figure emblématique de la poésie satirique fut Lucilius, lequel eut droit de la part d’Horace, pourtant peu porté à l’indulgence, à une grande considération. Ce dernier affirmant que Lucilius « avait peint toute sa vie dans ses ouvrages comme dans un tableau votif ». Hélas ces ouvrages sont perdus pour l’essentiel, et les fragments qui nous en restent sont trop rares et souvent trop obscurs pour nous instruire sur la biographie exacte du poète. Tout au plus nous savons qu’il est né à Suessa Aurunca, colonie latine, vers 180 avant notre ère, et qu’il mourut à Naples vers 102, obtenant des funérailles publiques.  

    Issu d’une grande famille, riche puisqu’il possédait une maison à Rome, évidemment spirituel, il vécut dans l’intimité de Scipion Emilien (185-129 av. J.C.) et de Lélius (185-111 av. J.C.) qui le traitaient d’égal à égal. En revanche, malgré son grand nom, il ne joua aucun rôle politique non pas par dédain comme le poète et philosophe Lucrèce (98-55) plus tard, mais parce qu’il souffrait d’une santé fragile. Celle-ci avait aigri son humeur au point de l’avoir rendu procédurier, ne tolérant pas qu’on s’attaquât à lui ou qu’on le critiquât alors qu’il ne ménageait personne. Néanmoins on ne retient de lui que son œuvre, très admirée de ses contemporains.

    L’ensemble des satires de Lucilius formait trente livres sur lesquels vingt et un sont écrits en hexamètres. Dans les autres le poète se sert de mètres très variés. On voit donc que l’hexamètre prédomine, et d’ailleurs Horace et ses successeurs n’employèrent plus d’autres vers. Mais quels sont les éléments les plus significatifs sur les opinions et les goûts du poète, ainsi que sur la société qu’il a voulu peindre en tenant compte, toutefois, de la rareté des documents qui nous sont restés? Disons que Lucilius était très romain,  mettant en exergue les fortes vertus de l’antique Rome, ce qui ne l’empêchait pas de se laisser charmer par la culture grecque, mais sans excès. Ceux qui n’admiraient que la rhétorique grecque furent évidemment l’objet des railleries du poète, mais il n’en voyait pas moins clair dans les vices nationaux, par exemple l’avarice, mais aussi la superstition.

    Il détestait aussi les parvenus à peine échappés de la pauvreté, qui se livraient à ce qu’on appelait alors les basses jouissances, entre autres la gloutonnerie, ce qui avait conduit Lucilius à écrire : «Vivez, gloutons ;  vivez, goinfres ; vivez, ventres» ! Il dénonçait ceux qui se couvraient de ridicule et les vices de certains de ses contemporains, allant jusqu’à leur donner des noms. Ainsi comme on parle aujourd’hui des Tartuffe, on évoquait Gallonius (le gourmand), Nomentanus, le dissipateur. Mais ce qui l’affligeait le plus c’était la perte totale des sentiments de solidarité et de probité civiques, que remplaçaient alors les intrigues de l’intérêt et de l’ambition.

    S’il se permettait de jouer le rôle de défenseur des bonnes mœurs et des honnêtes gens, de glorifier ceux-ci, c’est parce qu’il se savait indépendant en raison de sa haute situation et des protections dont il jouissait. Ensuite c’est aussi parce qu’il mettait au premier rang les intérêts de la patrie. Bref, Lucilius était un homme sincère, franc, et un remarquable observateur de la nature humaine. En revanche ses vers manquaient de style et sentaient l’improvisation hâtive. En disant cela on ne peut que penser à cette phrase d’Horace : « Il dictait deux cents vers au pied levé ». Le même Horace évoquait aussi un artiste parfois admirable, souvent incomplet, qu’il qualifiait de « torrent fangeux qui roulerait des parcelles d’or ».

    Michel Escatafal