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  • Aperçu des œuvres d’Horace

    Délicat et sévère pour lui-même, Horace n’a pas laissé une oeuvre étendue. Il y avait plus la qualité que la quantité ! Son recueil se compose de poésies lyriques, de mètres très divers (odes et épodes) et de satires et d’épîtres écrites en hexamètres. C’est par les Satires et les Epodes qu’il débuta (entre l’an 35 et l’an 30 av. J. C.), ensuite il donna les trois premiers livres d’Odes (de l’an 20 à l’an 18 av. J.C.), et enfin, dans les dernières années de sa vie, il composa son second livre d’Epîtres, dont la dernière, adressée aux Pisons, est connue sous le nom d’Art poétique.

    Les Odes, dont  le nombre s’élève à cent trois, traitent des sujets fort divers : les évènements politiques (ode sur la victoire d’Actium en 31 av. J.C., sur la reddition des drapeaux pris sur Crassus par les Parthes, sur la soumission des Cantabres, sur la troisième clôture du temple de Janus), les incidents de sa vie particulière (ode sur un arbre dont la chute avait failli l’écraser, sur la fontaine Bandusie, témoin de son enfance, sur ses amours, sur ses plaisirs), les incidents de la vie de ses amis (départ de Virgile, mort de Quintilius Varus), des réflexions sur le bonheur que donne la modération des désirs.

    Les Satires au nombre de dix-sept, dont dix pour le premier livre et sept pour le second, traitent des lieux communs de morale que relèvent des attaques contre les personnages ridicules ou vicieux. Tour à tour il y raille l’inconstance des hommes toujours mécontents de leur sort, le faste grossier des riches parvenus, l’avidité des captateurs de testaments, ou bien il nous parle de son dessein quand il compose ses satires, et fait de la véritable critique littéraire en se comparant à son prédécesseur Lucilius.

    Les Epîtres ne diffèrent guère des Satires par le fond. Horace appelait d’un même nom (entretiens) cette double série d’ouvrages, mais dans les Epîtres, sans cesser d’être familier, le tour est moins vif, le langage moins libre et la versification plus soignée. Les pièces du premier livre sont des conversations animées avec ses amis sur le bonheur de la vie des champs (à Aristius Fuscus, à son métayer), sur les joies que donne une vie simple et unie (à Torquatus, à Numicius, à Ballutius), sur ses lectures (à Lollius), sur le désir de garder son indépendance (à Mécène). Enfin les épîtres du livre II (à Auguste, à Julius Florus, aux Pisons) nous font connaître les goûts et les opinions littéraires d’Horace.

    Horace fut un poète lyrique, même si c’était une entreprise malaisée que d’essayer de donner, à Rome, des poésies lyriques parce que celles-ci ne s’accommodaient guère aux besoins du caractère et du génie national. Dans ces conditions on comprend que l’ambition d’Horace fut surtout d’acclimater un genre hellénique jusqu’alors peu pratiqué, mais en prenant soin de n’emprunter aux lyriques grecs que ce qui pouvait le moins répugner aux habitudes romaines. Par exemple il se garda bien d’imiter Pindare,  parce que les amples compositions du poète de Thèbes  n’eussent rien dit aux Romains : « Celui qui cherche à égaler Pindare s’appuie sur des ailes de cire, pareilles à celles de Dédale, et donnera son nom au cristal des mers ».

    Mais d’autres en Grèce, Alcée, Sapho, Anacréon ont chanté leurs joies et leurs tristesses, leurs ennuis, leurs amours, bref ont parlé de ce qui intéresse tout un peuple, le respect pour les dieux, l’amour de la patrie et de la liberté. Mais ils n’ont pas alors prétendu se faire les interprètes de tout un peuple, se contentant d’être lus et goûtés par les lettrés et les délicats. C’est donc à ces poètes que s’adressera l’imitation d’Horace, ses odes n’étant faites que pour une élite cultivée.

    En tout cas il y a de l’accent et de l’émotion dans ses odes, et l’inspiration d’Horace est presque toujours franche. Pour son âme la religion, qui avait inspiré tant de beaux vers aux poètes lyriques grecs, ne pouvait plus être un besoin, car il était nourri de philosophie et était l’enfant d’un siècle sceptique. Simplement il a éprouvé ce respect ému que les âmes élevées, même vides de foi, ressentent pour la noblesse et la douceur des croyances. Cela dit Horace ne fréquentait guère les temples et ne s’acquittait pas des dévotions païennes, ce qui ne l’empêcha pas de satisfaire à la demande d’Auguste, qui lui demanda de relever par ses chants le prestige du culte national. Ainsi il composa le Chant séculaire en l’honneur de Diane et d’Apollon…sans que rien n’y sonne faux, malgré un manque évident d’élan mystique.

    Le patriotisme romain s’étant fait raisonnable, la tradition des antiques vertus n’en restait pas moins une partie de la grandeur de Rome. Il restait donc au grand poète de la faire aimer, et il n’y a pas failli. Et quoi de mieux dans ses vers que faire revivre la vertu de la Rome rustique, comme la vaillance de la Rome guerrière. Pourtant, comme le lui suggéra son esclave Dave, Horace reconnaît qu’il préfère vivre à son époque plutôt qu’à ce que Dave appelle « le vieux temps », parce que la vie y était infiniment plus douce et plus paisible.

    Dans les odes officielles, adressées à Auguste, il y a sans doute un peu d’apprêt, mais aussi beaucoup de sincérité et même d’élan. Horace parle certes en homme de cour, mais la grandeur de Rome lui inspire un  patriotique orgueil, surtout quand il songe à cet empire « dont la capitale est Rome, et les frontières les extrémités du monde connu ». « Ton règne, ô César, a ramené l’abondance dans nos campagnes, il a rendu à notre Jupiter ces drapeaux arrachés aux temples orgueilleux des Parthes ; il a fermé le temple de Janus, dont l’autel n’est plus livré au dieu des combats ; il a imposé de justes bornes à la licence effrénée et porté la gloire et la majesté de l’empire jusqu’aux lieux où le soleil se lève ». Voilà quelques phrases qui témoignent certes d’un minimum de flatterie pour l’empereur, mais aussi de l’honneur d’être né citoyen romain.

    La nature a été la grande inspiratrice de nos lyriques modernes, et on a dit qu’Horace ne l’avait point aimée, ce qui n’est pas la vérité. Elle a plu à Horace comme le cadre aimable des joies et des plaisirs de l’homme. Ses tableaux sont exacts  et soignés, ses descriptions sont faites d’un trait net et luisant, et ce qu’il peint, il l’a observé et rendu avec sincérité. Certes on est loin de l’attendrissement et de la mélancolie d’un autre temps, mais il ne chante pas faux. Si je dis cela c’est parce qu’il dit ses plaisirs et ses amours avec naturel, qu’il évoque avec bonne humeur un repas bien arrosé avec de bons amis, bref parce qu’il écrit de véritables chansons. Ses vers ne planent pas comme savent le faire les aigles, mais ils volent gaiement et vite comme les petits oiseaux, si l’on ose la comparaison. Tout cela nous donne-t-il un poète inspiré ? Sans doute pas. Un artiste sincère ? Certainement.

     Si l’on regarde ses Satires et ses Epîtres, les classifications littéraires les rangent dans le genre didactique, mais c’est lui faire un peu tort, car notre poète ne moralise et ne régente jamais. Il n’y a pas chez lui un enseignement méthodique et solennel. Simplement il cause, il peint, sa vie, celle des hommes de son temps, et ces peintures font avant tout l’intérêt de ses satires et de ses épîtres. Il peint les hommes tels qu’ils sont avec des originaux qui se détachent par leurs travers ou leurs manies. Parmi ceux-ci il  y a l’usurier Fufidius qui ne cherche que gruger les fils de famille, le prodigue insensé Esopus le fils qui, pour avaler d’un seul coup un million de sesterces, détacha la perle qui brillait à l’oreille de Métella et la fit fondre dans du vinaigre, sans oublier l’avare Ummidius, si riche qu’il mesurait ses écus au boisseau, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir constamment la crainte de mourir de faim.

    D’autres font dans le grotesque, notamment les philosophes stoïciens, avec leur bâton, leur manteau troué, leur longue barbe et leur crâne tondu, qui sont un divertissement pour les gamins de Rome qui les bousculent et les huent. Enfin, il y a le fâcheux, qui impose sa compagnie aux gens, « semblable à la sangsue qui ne lâche prise qu’après s’être gorgée de sang ». Néanmoins de tous ces portraits, le plus complet, le plus vivant, et le plus intéressant c’est celui d’Horace lui-même. On apprend tout de lui, sa figure, sa santé, sa petite taille, sa fortune, ses relations, ses goûts, le tout dit avec esprit, simplicité et bonhomie. Il n’hésite pas à nous dire qu’il a vieilli vite, qu’il était très frileux, coléreux aussi par exemple quand un esclave tardait à le servir. A côté de cela il convint de ne jamais se plaindre de la vie, d’autant que son père lui avait appris à rire de la sottise et à aimer la vérité. Pour toutes ces raisons, il n’hésitait pas à affirmer : « Les honnêtes gens  se sont plu à mes vers et ont apprécié mon commerce libre et honnête ; ceux qui auraient pu être mes protecteurs ou mes rivaux n’ont voulu être que mes amis. Mécène et Auguste, Fundanius, Varius, Tibulle et Virgile m’ont recherché et m’ont aimé », tout cela lui attirant la jalousie de ceux  qu’il appelait « des envieux  et des importuns ».  Il n’empêche, à la fin de sa vie il pouvait dire : «  Ainsi j’ai vécu doucement, et quand la mort est venue, je suis parti comme un convive, non rassasié, mais satisfait du banquet de la vie ».

    Si l’on examine à présent la morale d’Horace, nous pourrions dire que ce sage sensé n’eut la prétention de ne convertir personne, mais avait assez de bonne volonté pour conseiller tout le monde. De ses leçons insinuantes, de ses conseils engageants, on peut tirer toute une morale qui ne sort nullement de l’école, mais d’une conscience éclairée. Epicurien aux premières heures de la jeunesse, il devint peu à peu un stoïcien tempéré. Esprit ouvert, il ne voulut jamais « jurer sur les paroles d’aucun maître » (allusion aux Grecs), ni s’enfermer dans aucun dogme, et tint toujours compte des circonstances « non pour les subir, mais pour se les soumettre ».  Sa morale n’a donc rien d’héroïque, mais elle n’est ni dangereuse ni corruptrice, ce qui peut la rendre d’autant plus utile. Pour lui il y a beaucoup plus de sottise que de méchanceté parmi les hommes. Cela ressemble fort à la morale de La Fontaine, plus faite pour nous soutenir et nous préserver que pour nous élever.

    Reste à voir, pour terminer, les opinions littéraires d’Horace. Je dirais en premier que dans sa critique, comme dans sa morale,  nous ne trouvons nulle trace de pédantisme. Il ne forme pas notre goût, il nous confie les siens. Par exemple, on lui a reproché sa sévérité à l’égard des anciens poètes latins comme Ennius, moquant ses songes pythagoriciens, ou Plaute, « trop soucieux d’empocher de l’argent, pas assez de construire ses pièces ». En fait Horace ne supportait plus cette divinisation des morts qui étouffait le renom des vivants.

    Cependant, il n’y avait pas que de l’aigreur dans ses remarques, dans la mesure où il considérait dans l’Epître aux Pisons que ce qui doit prédominer dans l’art c’est la raison. « Point de belle œuvre si la raison n’en est pas le principe et la source ». Il était aussi très soucieux du travail bien fait, ce qui nécessitait pour lui de disposer d’une solide culture : « Je ne vois pas ce que peut le génie sans culture ». A partir de là on peut soigner le détail…pour approcher de la perfection, « car la médiocrité est interdite au poète ». Et pour cela  il faut avoir du goût, ce qui nous ramène à la culture, que l’on trouve dans les belles œuvres des modèles de la Grèce. Et dans ce précepte, se résume bien la poétique d’Horace, qui est devenue celle de notre art classique, et qui a pour caractère de concilier dans l’imitation des maîtres l’indépendance et le respect.

    En résumé, il n’y a pas de poète au siècle d’Auguste qui, mieux qu’Horace, exprime l’état moyen des esprits et des âmes à cette époque. Ovide, trop spirituel, fait déjà pressentir la décadence, et avec Virgile on voit se lever l’avenir, vague encore mais tout proche du christianisme. Avec Horace nous sommes dans un moment unique où l’esprit et le caractère romain se confondent avec la culture grecque, tout en gardant la saveur du terroir indigène. C’est ce que certains ont appelé l’urbanité romaine, qui est un ensemble de qualités aimables et brillantes, sans oublier d’être solides. Horace, au contact de la Grèce a allégé et affiné la gravité romaine.

    Michel Escatafal

  • La vie d’Horace

    littérature,histoire,romeDe tous les écrivains de l’ancienne Rome, Horace est celui dont la vie nous est le mieux connue. Quoiqu’il n’ait pas écrit ses mémoires, il a beaucoup parlé de lui, et toujours sur un ton de sincérité et de franchise qui attire la confiance et ne laisse pas désirer d’autre biographie que le poète lui-même.  Son père, esclave affranchi, avait été receveur ou collecteur pour les ventes à l’enchère, quelque chose comme commissaire-priseur de nos jours. Il sut s’enrichir, car l’emploi était bon, et put acheter un petit bien près de l’Aufidus, à quelques milles de Venusium (Basilicate), où naquit son fils le 8 décembre 65 av. J.C. C’est là que se passa l’enfance d’Horace. Un jour, nous dit-il, qu’il avait parcouru les pentes du Vultur, il s’endormit fatigué de ses jeux, et pour le protéger contre les ours et les vipères, des colombes messagères des dieux vinrent le couvrir de branches de myrte et de laurier.

    Bien sûr, tout ceci n’était que légende, mais c’est le tableau qui ressort de sa première éducation. Pour faire d’Horace un honnête homme et un homme d’esprit, son père ne voulait rien négliger. C’est la raison pour laquelle il l’envoya à Venusium, en classe chez Flavius, un magister qui donnait ses leçons aux enfants des centurions en retraite, les importants  personnages de l’endroit. Plus tard il le conduisit à Rome  et, sous la férule d’Orbilius, Horace acheva ses premières études. Cela étant, nulles leçons ne furent plus profitables à l’âme du jeune homme que celles de son père. Avec une délicatesse morale, rare déjà dans la société romaine, surtout chez les hommes d’origine servile, ce père n’eut pas de soin plus cher que d’inspirer à son fils le dégoût du mal et du laid, l’amour de l’honnête et du beau.

    « Incorruptible gardien de ma jeunesse, il me suivait chez tous mes maîtres. Grâce à lui le soupçon même du vice n’approcha jamais de moi, et mes mœurs conservèrent leur pureté, cette fleur de la vertu ».  On imagine quand même que derrière tout cela il y ait eu quelque ambition de la part de ce père attentionné, mais si Horace devint un des plus grands poètes de l’Antiquité, il resta un bon fils. D’ailleurs, même au moment où il fut le favori de Mécène, il n’hésitait pas à dire : « J’aurais à recommencer ma vie, je pourrais naître parmi les faisceaux et la pourpre que je ne choisirais pas un autre père ».

    Il n’y avait plus à ce moment d’éducation complète sans un voyage à Athènes, et Horace n’échappa pas à la règle. Il alla donc dans la ville classique des arts et des lettres. Lié avec toute la colonie aristocratique des jeunes étudiants romains, il écoutait les leçons des philosophes, lisait assidûment les poètes et entre temps écrivait des vers grecs quand Brutus, après le meurtre de César, arriva en Grèce et appela à la défense de la liberté les descendants des nobles familles qui avaient fondé et illustré la République. Cette jeunesse entendit l’appel héroïque tyrannicide, et Horace,  avec toute l’ardeur et la générosité des belles années, suivit ses compagnons d’étude et de plaisir sous les drapeaux de Brutus.

    Dans l’armée qui figura à Philippes (42 av. J. C.), il avait même le titre de tribun militaire, et il commandait une légion. Faut-il le croire lorsqu’il nous dit que dans la déroute il jeta son bouclier ? Pour beaucoup il y avait là un souvenir des poètes de la Grèce, Alcée, Archiloque, qui ironiquement se vantèrent, après avoir fait leur devoir, de s’être conduits en peureux, comme d’autres se targuent de leur bravoure après avoir tourné les talons. Et si c’était la plaisanterie d’un homme désabusé, revenu des inutiles enthousiasmes de la jeunesse ? Sans doute, car Horace put bien ne point se battre en héros, mais tout fait croire qu’il n’aurait pas su se conduire en lâche.

    Il s’était en tout cas compromis pour la cause de la République, et à son retour à Rome ses biens et sa petite fortune lui furent confisqués. La poésie, qui jusque-là avait été pour lui un divertissement élégant, devint son gagne-pain. L’audace que donne la pauvreté l’engagea à faire des vers : un peu meurtri, les ailes coupées, en un mot mécontent, la satire le tentait. Il débuta en effet par des satires et par des épodes qui ne sont que des satires lyriques, dans lesquelles respirait le regret du passé et le ressentiment des luttes stériles engagées par l’ambition des chefs. Mais bientôt, le succès aidant, l’amertume s’estompa. Il se lia avec Varius, avec Virgile, qui le présentèrent à Mécène.

    Le nouveau pouvoir songeant à se gagner les sympathies des hommes de mérite, Mécène jouait le rôle d’un engageant intermédiaire entre Auguste et les gens de lettres. Sans faire le sacrifice de son indépendance, Horace ne repoussa pas de flatteuses avances.  Sans se renier, il comprit qu’il pouvait renoncer à un régime qu’il n’était plus possible de ressusciter  et, sans complaisance intéressée, il se rallia au nouveau régime qui donnait à Rome la prospérité et la paix. Certains ont signalé des flatteries dans ses vers, sans prendre assez garde que ce ne sont sans doute que les hyperboles ordinaires à un lyrisme de convention. En tout cas, nul n’a pu dire qu’il ait manqué de dignité dans sa conduite. Quand Mécène lui fit don d’une villa dans la Sabine, Horace accueillit ce présent non comme un salaire payé par un protecteur, mais comme un gage d’affection offert à un ami.

    On sait qu’avec Auguste il ne voulut jamais s’engager, au point que pour obtenir que le poète lui dédiât une de ses épîtres, l’empereur était obligé de l’en prier. En outre, malgré ses demandes pressantes, il ne put jamais se l’attacher comme secrétaire, au point que cet amour de l’indépendance ait pu paraître excessif. Ce ne fut apparemment pas le cas d’Auguste qui n’a jamais tenu rigueur à Horace de ce refus, ce dernier prétextant des ennuis de santé plus ou moins diplomatiques, mais cependant bien réels. Cette santé allait d’ailleurs s’altérer de manière plus marquée à l’approche de la cinquantaine.

    Le séjour à Rome le fatiguait, et il ne pouvait plus supporter l’air trop vif des âpres montagnes de la Sabine. Il lui fallait la température plus douce de la villa qu’Auguste lui donna à Tibur, ou la tiédeur du climat des villes de mer. Lorsque Mécène mourut, depuis longtemps Horace souffrait d’un malaise vague et général. Le chagrin qu’il ressentit à la mort de son ami aggrava son état.  « Le même coup nous frappera tous deux, avait-il écrit. Je l’ai juré. Je le jure encore : dès que tu me montreras le chemin, je serai prêt. Nous irons, oui nous irons ensemble à notre dernier asile ». Il tint parole, et s’éteignit quelques mois après Mécène (8 av. J.C.). L’empereur, seul héritier de la fortune de Mécène, prit soin que les tombeaux du poète et de l’homme d’Etat fussent voisins l’un de l’autre. 

    Michel Escatafal

  • L’œuvre de Virgile

    littérature,histoire de la littératureAvant d’écrire les Bucoliques, il est vraisemblable que Virgile avait déjà fait ses armes dans des petites pièces que l’on met parfois dans le recueil de ses œuvres, comme la Cabaretière, l’Aigrette, sans parler des vers qu’il avait écrits dans sa prime jeunesse. Si je dis cela, c’est parce que dans les Bucoliques,  rédigées en hexamètres dactyliques (Virgile fut le premier auteur latin à adopter cette forme poétique), la langue et la versification sont déjà pleines de sûreté, même si son génie ne ressort pas aussi nettement que dans l’Enéide. Le recueil des Bucoliques (poème sur les bouviers) ou des Eglogues se compose de dix morceaux d’inspiration très diverse, mais dont le sujet se déroule toujours dans un cadre emprunté à la vie pastorale. Entre les plus remarquables, sont la première et la neuvième églogue où, sous les noms supposés de Mélibée et de Tityre (première), de Ménalque, Lycidas et Méris (neuvième), Virgile rapporte ses angoisses et les bienfaits d’Octave, quand les vétérans ont envahi son domaine. La quatrième, assez mystérieuse, où le poète annonce la naissance d’un enfant qui doit donner la paix au monde, a fort intrigué et intriguera encore les commentateurs, surtout en raison de l’époque où elle fut écrite. La cinquième chante l’apothéose de Daphnis, l’Orphée de la poésie pastorale qui, par une allégorie un peu forcée, se trouve ici  désigner  Jules César. Dans la sixième, Silène chargé de liens par la jeune Eglé et les bergers Chromis et Mnasyle, est sommé de chanter, s’il veut recouvrer sa liberté, et il s’exécute en exposant en fort beaux verts une sorte de genèse épicurienne. La huitième dans sa partie la plus belle, nous fait assister aux cérémonies magiques, par lesquelles une bergère espère ramener un berger volage. Dans la dixième enfin, Virgile cherche à consoler Gallus, trahi par Lycoris qu’il aimait.

    Les Georgiques (du grec "georgos": le paysan),  poèmes sur les travaux de la terre, divisées en quatre chants, sont composées sur un plan très simple et où l’intérêt est habituellement gradué. Le premier chant traite du labourage, et il dit comment le laboureur doit étudier la nature du sol, celle du climat, quels sont les instruments dont il se servira, à quelles époques il convient de faire certains travaux, comment on doit observer l’état du ciel pour prévenir les accidents causés par le vent, la pluie, etc.  Au chant deux, le cultivateur apprend les soins qu’il faut donner aux arbres et aux plantes utiles à l’homme, l’olivier surtout et la vigne. Le chant trois est un véritable traité sur l’élevage des bestiaux et l’art vétérinaire. Ce qui regarde les bœufs, les chevaux et les chiens, y tient la plus large place. Au chant quatre, enfin, sont décrits les travaux, les combats, les maladies des abeilles. On croirait lire un livre d’agriculture pour les jeunes préparant un brevet agricole !

    D’ailleurs nombreux furent ce qui pensaient que Virgile avait étudié les traités d’agronomie composés par les Grecs et les Romains, notamment Xénophon, Varron, Caton, et Magon le Carthaginois, mais en réalité Virgile parle des choses de la terre, non comme un savant, mais tout simplement comme un paysan. Plus encore que l’exactitude des descriptions et la sûreté des enseignements, c’est ce sentiment profond de la nature qui a inspiré à Virgile des vers que tous les commentateurs jugeront immortels, au point qu’ils diront que nul poète n’a chanté avec plus de sincérité et de plénitude de cœur l’existence de l’homme des champs, qui vit proche de la nature, et qui serait heureux entre tous, « s’il pouvait connaître son bonheur ». En fait Virgile voulait inspirer de la sympathie pour les hommes, aussi rares à l’époque que de nos jours, qui restaient fidèles à la terre, loin de cette fièvre de luxe et de plaisir dont ses contemporains étaient déjà dévorés. Enfin c’était aussi une manière d’honorer un passé qui lui donnait à la fois de la fierté et des regrets : « Salut, terre de Saturne, Italie, mère des moissons, mère des héros, c’est pour toi que je chante l’art du labour, et sa gloire antique » !

    Restait maintenant, après avoir chanté la mère des moissons, à chanter la mère des héros. Et c’est ainsi que Virgile, à peine achevées les Georgiques, commença à travailler à l’Enéide. L’entreprise était hardie, car jusque là les tentatives épiques n’avaient pas été heureuses à Rome, Névius et Ennius s’y étant essayé sans réel succès. Certains même s’imaginaient que l’épopée ne pouvait pas convenir à une civilisation aussi avancée que le siècle d’Auguste. Et pourtant personne aujourd’hui n’oserait dire qu’il ne faut voir dans l’Enéide que la glorification d’Auguste et de la famille Julia, car c’est un monument élevé à la gloire de Rome, ce qui est très différent. A ce propos Virgile avait un sentiment très vif de la grandeur de Rome qu’il appelait « la plus belle des choses », ce qui ne l’empêchait pas de rattacher la Rome moderne à l’Italie antique, comme si cette Rome devait constamment se rappeler d’où elle venait. A travers les aventures d’Enée après la ruine de Troie, les combats qu’il dut livrer avant d’avoir la chance de pouvoir s’établir en Italie, qui forment la matière de l’Enéide, Virgile a surtout voulu que le peuple romain se souvienne de son berceau et garde une tradition nationale.

    Les représentants des vieilles familles trouvaient dans l’Enéide leurs pères aux côtés d’Enée : Mnesthée est l’aïeul des Memmius, Sergeste celui des Sergius, Gyas des Géganius, Cloanthe des Cluentius etc. Le peuple aussi voyait revivre ses obscurs ancêtres dans ces laboureurs, bergers et bûcherons, que Tyrrhée, l’intendant de Latinus, soulève contre l’envahisseur troyen. Tous accourent, « les uns armés de bâtons durcis au feu, les autres de lourdes et noueuses massues ». La terre même, qui avait nourri les générations du passé et bu le sang de tant de héros, était décrite avec amour et illustrée par de belles légendes. Mais l’Enéide n’est pas qu’une œuvre patriotique, tout le monde reconnaissant ses mérites littéraires. Certes on a pu reprocher à Virgile de manquer d’invention, comme dans les six premiers livres où le poète ne fait qu’accommoder à la légende de son héros les aventures d’Ulysse dans l’Odyssée, et les six derniers chants sont un faible pastiche des combats de l’Iliade.  En outre les caractères manquent de relief, de vigueur et de vie. En un mot, Virgile a peu créé.

    Macrobe, écrivain et philosophe des quatrième et cinquième siècles, soulignait les multiples emprunts de Virgile faits non seulement à Homère, mais aussi aux poètes cycliques, à Appolonius de Rhodes, à Sophocle, à Euripide et même aux Latins, à Ennius et plus encore à Nervius, sans toutefois que ces emprunts ne soient blâmés par les anciens. Au contraire, ces derniers admiraient l’habileté avec laquelle Virgile avait su fondre tant d’imitations et leur donner une couleur propre. En outre, si les érudits peuvent reconnaître ces emprunts, le lecteur ordinaire éprouvera en lisant l’Enéide une véritable unité d’impression. De plus Virgile a renouvelé nombre de passages qu’il a imités, par exemple dans le sixième livre où Enée descend aux enfers, comme Ulysse dans l’Odyssée, mais avec une inspiration très différente. Dans Virgile, il y a toujours un effort ardent pour montrer aux hommes un idéal de moralité et de justice réalisé dans une autre vie, alors que dans Homère ce sont des croyances grossières sur l’état de l’âme après mort, l’idée morale de châtiments et de récompense apparaissant à peine.

    En ce qui concerne les caractères, Virgile a voulu peindre avant tout avec Enée le fondateur d’un empire, prêtre et roi bien plus que guerrier, même si parfois il se laisse aller à prêter à Enée des attitudes et des paroles qui ne peuvent convenir qu’aux héros fougueux des poèmes homériques, notamment quand Enée dit au jeune Lausus qui, avec son père Mézence, combattait contre les Troyens, et qu’il vient de frapper : « Tu tombes sous les coups du grand Enée ». Cela dit, on retrouve généralement dans la figure d’Enée les traits du Romain idéal, avec une piété grave et formaliste, des vertus solides à l’abri des entraînements de la passion, la bravoure mesurée, bref un héros qui pleure sur les malheurs des mortels, et donc qui n’est pas sans humanité, à une époque où ce mot n’avait pas la valeur qu’il devrait avoir.

    Les personnages de second plan, sur lesquels se projette moins la grande ombre de Rome, ont une empreinte plus nette. Les jeunes gens, par exemple, ont toutes les grâces de leur âge, ce qui ne les empêche pas d’être aussi des héros. J’ai déjà évoqué Lausus, mais il y aussi Pallas, Nisus et Euryale, ces deux derniers voulant percer les lignes rutules pour avertir Enée que son camp est investi. Cet héroïsme va leur coûter la vie, mais va offrir à Virgile l’occasion de nous livrer son émotion à travers des mots pleins de pitié qu’il ne peut retenir. On a même parfois l’impression qu’il vient de vivre ce qu’il nous décrit, tellement tout cela est bouleversant. Comme disait Sainte-Beuve, les deux figures de ces deux jeunes gens représentent « le délice des âmes pures ».

    Virgile excelle aussi dans la peinture des femmes. Il y a de tout dans ces héroïnes, des mères emportées jusqu’à la folie par leur tendresse, comme Amata, touchantes de désespoir comme la mère d’Euryale, des amantes passionnées comme Didon, des jeunes filles chastes, timides et résignées comme Lavinie, ou gracieuses dans leur attitude héroïque comme Camille, sans oublier la plus virgilienne des figures, Andromaque, à la fois veuve d’Hector et mère d’Astyanax, mais qui est surtout remarquable par le fait qu’avec elle « l’amour est plus fort que la mort ». Certains diront que Virgile a fait de cette femme « le type des affections impérissables ».

    La supériorité du style de Virgile se caractérise d’abord par ce mélange de piété et d’indépendance avec lequel le poète latin imite et renouvelle les beautés d’expression des poètes grecs. On peut faire ressortir l’élégance soutenue qui donne à son langage la convenance, l’unité de ton et de couleur. Il y a surtout un grand respect de la langue, avec le souci de l’enrichir par des emprunts discrets. Il y a aussi une grande sobriété dans le choix des détails, mais aussi une variété sans désordre. Les qualificatifs manquent pour bien analyser la qualité de l’écriture de Virgile, ce qui fait penser à la phrase de Vauvenargues jugeant Racine : « Personne n’éleva plus haut la parole et n’y versa plus de douceur », une douceur qui se goûte comme quelque chose d’indéfinissable et de mystérieux.

    Michel Escatafal

  • La vie de Virgile

    littérature romaine,poésieVirgile fut-il le fils d’un artisan ou d’un laboureur ? Personne ne le sait. En revanche on est certain qu’il naquit dans un village, à Andes (aujourd'hui Pietole) près de Mantoue, en 70 avant notre ère, et qu’il passa sa première enfance aux champs. Dans le tableau qu’il trace lui-même du petit domaine paternel, « cet humble coin, entouré d’un côté par des roches mises à nu par les pluies, de l’autre par un marécage où poussent les joncs, la haie en fleurs, le Mincio aux détours sinueux, les abeilles qui bourdonnent dans la ruche et les tourterelles qui roucoulent au colombier », dans tout cela, on retrouve l’empreinte de ces souvenirs d’enfance, toujours si frais et si présents aux âmes poétiques. La famille de Virgile avait sûrement quelque aisance, et l’enfant dut beaucoup promettre, car on lui fit faire des études très complètes. Vers sa septième année il vint à Crémone, puis il se rendit à Naples, Milan et enfin Rome.

    Depuis les bancs de l’école il garda au cœur l’amour de la terre, mais le futur poète s’éprit de goût pour les sciences naturelles, la médecine et la physique. En fait, à sa façon, il préparait déjà les matériaux pour ses Géorgiques. Il eut alors des maîtres qu’il aima et qui l’aimèrent, l’épicurien Siron, le grammairien-poète Parthénius. La grande poésie de Lucrèce, plus sans doute que les enseignements de Siron, semble un moment l’avoir attiré vers l’épicurisme. Toutefois  Virgile ne s’est en réalité attaché à aucun système philosophique et, assez tôt désabusé des orgueilleuses spéculations, il en vint, sinon à croire aux anciennes divinités, du moins à respecter leur culte.

    De retour à Mantoue dans ce milieu qui lui était cher, tout plein de la lecture des poètes favoris, il composa vers sa vingt-cinquième année des vers qui se répandirent dans la province, et attirèrent sur lui l’attention du gouverneur, Assinius Pollion (76 av. J.C.-4 de notre ère). La grande affaire pour les poètes latins avait toujours été d’introduire dans leur patrie un genre nouveau de poésie grecque : nul n’avait touché jusque-là à cette poésie pastorale, dont Théocrite avait révélé la surprenante fraîcheur aux Alexandrins raffinés. Pollion aurait indiqué cette source à Virgile, il faut parler au conditionnel, mais ce qui est certain, c’est que le poète avait écrit trois églogues et que sa réputation était allée jusqu’à Rome, lorsqu’après la bataille de Philippes (42 av. J.C.) les triumvirs distribuèrent des terres aux vétérans vainqueurs des meurtriers de César (Brutus et Cassius).

    Crémone avait été du parti de Brutus : les habitants de son territoire durent quitter leurs biens, mais les soldats, mécontents de leurs lots, envahirent les terres des Mantouans, et Virgile et son père furent chassés de leur domaine par un centurion. A peine la protection de Pollion avait-elle fait obtenir au poète la restitution de son patrimoine, que la guerre de Pérouse éclata (41 à 40 av. J.C.). Pollion compromis dans le parti d’Antoine, devint impuissant à défendre son protégé, et encore une fois Virgile fut obligé de s’enfuir de sa maison, allant chercher asile chez Siron, son ancien maître.

    Cela dit, une fois refermée l’ère des guerres civiles par Octave, la renommée de Virgile n’en finissait plus de grandir. Il s’était lié avec Alfénus Varus, qui l’avait fait admettre dans l’intimité de Mécène. Ses Bucoliques achevées, il quitta donc son pays que lui avaient gâté tant de scènes de violence, et vint à Rome où l’attiraient des amis, des patrons puissants, et plus que tout son goût pour l’étude, laquelle lui prenait une grande partie de son temps. Malgré ce savoir nouveau et de plus en plus complet, il allait avoir quelque mal à s’imposer, lui le rustique mal habillé et à la conversation plutôt embarrassée comme le dépeint Horace,  dans les sociétés raffinées et délicates de la grande ville. Cela ne l’empêcha point d’écrire les Georgiques sur une suggestion de Mécène, une grande œuvre sur laquelle il travailla sept années, et qui allait le mettre en possession de la gloire.

    Ce fut sans doute le motif pour lequel Auguste, averti par l’admiration populaire qui entourait Virgile, ému aussi sans doute par l’inspiration profondément religieuse et patriotique des Georgiques, lui demanda d’écrire une épopée qui glorifierait les destinées du peuple romain et de la famille des Julia. Cette œuvre allait s’appeler l’Enéide, et il lui donna dix ans de sa vie, y travaillant dans sa maison du Pausilippe (près de Naples), où il pouvait échapper beaucoup plus facilement qu’à Rome à l’enthousiasme de la foule, une foule qui attendait avec une grande impatience chaque nouveau passage de l’épopée. L’empereur lui-même n’était pas le moins attentif au suivi de l’oeuvre, voulant toujours être le premier à en voir les parties achevées. Octavie elle-même (sœur d’Octave Auguste) s’était évanouie quand Virgile avait lu devant elle les vers si pathétiques sur la mort de son fils Marcellus (Enéide chantVI).

    Virgile cependant, totalement épris de son œuvre, lui sacrifia tout y compris son repos et in fine sa santé. Il voulut aller voir « les lieux où fut Troie » et partit pour l’Orient, après avoir été salué par le poétique adieu de son ami Horace (Odes). A Athènes il trouva Auguste, qui insista pour le ramener en Italie. Hélas, en visitant Mégare, Virgile fut pris de fièvre et le voyage en mer ne fit qu’augmenter sa fatigue, et à peine arrivé à Brindes, il y mourut (19 av. J.C.). Son Enéide, pour laquelle il mit tant de soins, restait inachevée. Son dernier vœu fut qu’on brulât cette œuvre qu’il jugeait imparfaite. Heureusement, sur le désir exprimé par Auguste, les exécuteurs testamentaires, Varius et Tucca, violèrent pieusement ce vœu d’un mourant, et le poème parut, après la mort de Virgile, et avec seulement quelques très légers remaniements. Ouf, rien que pour cela Octave méritait bien de s’appeler  Auguste !

    Michel Escatafal