Délicat et sévère pour lui-même, Horace n’a pas laissé une oeuvre étendue. Il y avait plus la qualité que la quantité ! Son recueil se compose de poésies lyriques, de mètres très divers (odes et épodes) et de satires et d’épîtres écrites en hexamètres. C’est par les Satires et les Epodes qu’il débuta (entre l’an 35 et l’an 30 av. J. C.), ensuite il donna les trois premiers livres d’Odes (de l’an 20 à l’an 18 av. J.C.), et enfin, dans les dernières années de sa vie, il composa son second livre d’Epîtres, dont la dernière, adressée aux Pisons, est connue sous le nom d’Art poétique.
Les Odes, dont le nombre s’élève à cent trois, traitent des sujets fort divers : les évènements politiques (ode sur la victoire d’Actium en 31 av. J.C., sur la reddition des drapeaux pris sur Crassus par les Parthes, sur la soumission des Cantabres, sur la troisième clôture du temple de Janus), les incidents de sa vie particulière (ode sur un arbre dont la chute avait failli l’écraser, sur la fontaine Bandusie, témoin de son enfance, sur ses amours, sur ses plaisirs), les incidents de la vie de ses amis (départ de Virgile, mort de Quintilius Varus), des réflexions sur le bonheur que donne la modération des désirs.
Les Satires au nombre de dix-sept, dont dix pour le premier livre et sept pour le second, traitent des lieux communs de morale que relèvent des attaques contre les personnages ridicules ou vicieux. Tour à tour il y raille l’inconstance des hommes toujours mécontents de leur sort, le faste grossier des riches parvenus, l’avidité des captateurs de testaments, ou bien il nous parle de son dessein quand il compose ses satires, et fait de la véritable critique littéraire en se comparant à son prédécesseur Lucilius.
Les Epîtres ne diffèrent guère des Satires par le fond. Horace appelait d’un même nom (entretiens) cette double série d’ouvrages, mais dans les Epîtres, sans cesser d’être familier, le tour est moins vif, le langage moins libre et la versification plus soignée. Les pièces du premier livre sont des conversations animées avec ses amis sur le bonheur de la vie des champs (à Aristius Fuscus, à son métayer), sur les joies que donne une vie simple et unie (à Torquatus, à Numicius, à Ballutius), sur ses lectures (à Lollius), sur le désir de garder son indépendance (à Mécène). Enfin les épîtres du livre II (à Auguste, à Julius Florus, aux Pisons) nous font connaître les goûts et les opinions littéraires d’Horace.
Horace fut un poète lyrique, même si c’était une entreprise malaisée que d’essayer de donner, à Rome, des poésies lyriques parce que celles-ci ne s’accommodaient guère aux besoins du caractère et du génie national. Dans ces conditions on comprend que l’ambition d’Horace fut surtout d’acclimater un genre hellénique jusqu’alors peu pratiqué, mais en prenant soin de n’emprunter aux lyriques grecs que ce qui pouvait le moins répugner aux habitudes romaines. Par exemple il se garda bien d’imiter Pindare, parce que les amples compositions du poète de Thèbes n’eussent rien dit aux Romains : « Celui qui cherche à égaler Pindare s’appuie sur des ailes de cire, pareilles à celles de Dédale, et donnera son nom au cristal des mers ».
Mais d’autres en Grèce, Alcée, Sapho, Anacréon ont chanté leurs joies et leurs tristesses, leurs ennuis, leurs amours, bref ont parlé de ce qui intéresse tout un peuple, le respect pour les dieux, l’amour de la patrie et de la liberté. Mais ils n’ont pas alors prétendu se faire les interprètes de tout un peuple, se contentant d’être lus et goûtés par les lettrés et les délicats. C’est donc à ces poètes que s’adressera l’imitation d’Horace, ses odes n’étant faites que pour une élite cultivée.
En tout cas il y a de l’accent et de l’émotion dans ses odes, et l’inspiration d’Horace est presque toujours franche. Pour son âme la religion, qui avait inspiré tant de beaux vers aux poètes lyriques grecs, ne pouvait plus être un besoin, car il était nourri de philosophie et était l’enfant d’un siècle sceptique. Simplement il a éprouvé ce respect ému que les âmes élevées, même vides de foi, ressentent pour la noblesse et la douceur des croyances. Cela dit Horace ne fréquentait guère les temples et ne s’acquittait pas des dévotions païennes, ce qui ne l’empêcha pas de satisfaire à la demande d’Auguste, qui lui demanda de relever par ses chants le prestige du culte national. Ainsi il composa le Chant séculaire en l’honneur de Diane et d’Apollon…sans que rien n’y sonne faux, malgré un manque évident d’élan mystique.
Le patriotisme romain s’étant fait raisonnable, la tradition des antiques vertus n’en restait pas moins une partie de la grandeur de Rome. Il restait donc au grand poète de la faire aimer, et il n’y a pas failli. Et quoi de mieux dans ses vers que faire revivre la vertu de la Rome rustique, comme la vaillance de la Rome guerrière. Pourtant, comme le lui suggéra son esclave Dave, Horace reconnaît qu’il préfère vivre à son époque plutôt qu’à ce que Dave appelle « le vieux temps », parce que la vie y était infiniment plus douce et plus paisible.
Dans les odes officielles, adressées à Auguste, il y a sans doute un peu d’apprêt, mais aussi beaucoup de sincérité et même d’élan. Horace parle certes en homme de cour, mais la grandeur de Rome lui inspire un patriotique orgueil, surtout quand il songe à cet empire « dont la capitale est Rome, et les frontières les extrémités du monde connu ». « Ton règne, ô César, a ramené l’abondance dans nos campagnes, il a rendu à notre Jupiter ces drapeaux arrachés aux temples orgueilleux des Parthes ; il a fermé le temple de Janus, dont l’autel n’est plus livré au dieu des combats ; il a imposé de justes bornes à la licence effrénée et porté la gloire et la majesté de l’empire jusqu’aux lieux où le soleil se lève ». Voilà quelques phrases qui témoignent certes d’un minimum de flatterie pour l’empereur, mais aussi de l’honneur d’être né citoyen romain.
La nature a été la grande inspiratrice de nos lyriques modernes, et on a dit qu’Horace ne l’avait point aimée, ce qui n’est pas la vérité. Elle a plu à Horace comme le cadre aimable des joies et des plaisirs de l’homme. Ses tableaux sont exacts et soignés, ses descriptions sont faites d’un trait net et luisant, et ce qu’il peint, il l’a observé et rendu avec sincérité. Certes on est loin de l’attendrissement et de la mélancolie d’un autre temps, mais il ne chante pas faux. Si je dis cela c’est parce qu’il dit ses plaisirs et ses amours avec naturel, qu’il évoque avec bonne humeur un repas bien arrosé avec de bons amis, bref parce qu’il écrit de véritables chansons. Ses vers ne planent pas comme savent le faire les aigles, mais ils volent gaiement et vite comme les petits oiseaux, si l’on ose la comparaison. Tout cela nous donne-t-il un poète inspiré ? Sans doute pas. Un artiste sincère ? Certainement.
Si l’on regarde ses Satires et ses Epîtres, les classifications littéraires les rangent dans le genre didactique, mais c’est lui faire un peu tort, car notre poète ne moralise et ne régente jamais. Il n’y a pas chez lui un enseignement méthodique et solennel. Simplement il cause, il peint, sa vie, celle des hommes de son temps, et ces peintures font avant tout l’intérêt de ses satires et de ses épîtres. Il peint les hommes tels qu’ils sont avec des originaux qui se détachent par leurs travers ou leurs manies. Parmi ceux-ci il y a l’usurier Fufidius qui ne cherche que gruger les fils de famille, le prodigue insensé Esopus le fils qui, pour avaler d’un seul coup un million de sesterces, détacha la perle qui brillait à l’oreille de Métella et la fit fondre dans du vinaigre, sans oublier l’avare Ummidius, si riche qu’il mesurait ses écus au boisseau, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir constamment la crainte de mourir de faim.
D’autres font dans le grotesque, notamment les philosophes stoïciens, avec leur bâton, leur manteau troué, leur longue barbe et leur crâne tondu, qui sont un divertissement pour les gamins de Rome qui les bousculent et les huent. Enfin, il y a le fâcheux, qui impose sa compagnie aux gens, « semblable à la sangsue qui ne lâche prise qu’après s’être gorgée de sang ». Néanmoins de tous ces portraits, le plus complet, le plus vivant, et le plus intéressant c’est celui d’Horace lui-même. On apprend tout de lui, sa figure, sa santé, sa petite taille, sa fortune, ses relations, ses goûts, le tout dit avec esprit, simplicité et bonhomie. Il n’hésite pas à nous dire qu’il a vieilli vite, qu’il était très frileux, coléreux aussi par exemple quand un esclave tardait à le servir. A côté de cela il convint de ne jamais se plaindre de la vie, d’autant que son père lui avait appris à rire de la sottise et à aimer la vérité. Pour toutes ces raisons, il n’hésitait pas à affirmer : « Les honnêtes gens se sont plu à mes vers et ont apprécié mon commerce libre et honnête ; ceux qui auraient pu être mes protecteurs ou mes rivaux n’ont voulu être que mes amis. Mécène et Auguste, Fundanius, Varius, Tibulle et Virgile m’ont recherché et m’ont aimé », tout cela lui attirant la jalousie de ceux qu’il appelait « des envieux et des importuns ». Il n’empêche, à la fin de sa vie il pouvait dire : « Ainsi j’ai vécu doucement, et quand la mort est venue, je suis parti comme un convive, non rassasié, mais satisfait du banquet de la vie ».
Si l’on examine à présent la morale d’Horace, nous pourrions dire que ce sage sensé n’eut la prétention de ne convertir personne, mais avait assez de bonne volonté pour conseiller tout le monde. De ses leçons insinuantes, de ses conseils engageants, on peut tirer toute une morale qui ne sort nullement de l’école, mais d’une conscience éclairée. Epicurien aux premières heures de la jeunesse, il devint peu à peu un stoïcien tempéré. Esprit ouvert, il ne voulut jamais « jurer sur les paroles d’aucun maître » (allusion aux Grecs), ni s’enfermer dans aucun dogme, et tint toujours compte des circonstances « non pour les subir, mais pour se les soumettre ». Sa morale n’a donc rien d’héroïque, mais elle n’est ni dangereuse ni corruptrice, ce qui peut la rendre d’autant plus utile. Pour lui il y a beaucoup plus de sottise que de méchanceté parmi les hommes. Cela ressemble fort à la morale de La Fontaine, plus faite pour nous soutenir et nous préserver que pour nous élever.
Reste à voir, pour terminer, les opinions littéraires d’Horace. Je dirais en premier que dans sa critique, comme dans sa morale, nous ne trouvons nulle trace de pédantisme. Il ne forme pas notre goût, il nous confie les siens. Par exemple, on lui a reproché sa sévérité à l’égard des anciens poètes latins comme Ennius, moquant ses songes pythagoriciens, ou Plaute, « trop soucieux d’empocher de l’argent, pas assez de construire ses pièces ». En fait Horace ne supportait plus cette divinisation des morts qui étouffait le renom des vivants.
Cependant, il n’y avait pas que de l’aigreur dans ses remarques, dans la mesure où il considérait dans l’Epître aux Pisons que ce qui doit prédominer dans l’art c’est la raison. « Point de belle œuvre si la raison n’en est pas le principe et la source ». Il était aussi très soucieux du travail bien fait, ce qui nécessitait pour lui de disposer d’une solide culture : « Je ne vois pas ce que peut le génie sans culture ». A partir de là on peut soigner le détail…pour approcher de la perfection, « car la médiocrité est interdite au poète ». Et pour cela il faut avoir du goût, ce qui nous ramène à la culture, que l’on trouve dans les belles œuvres des modèles de la Grèce. Et dans ce précepte, se résume bien la poétique d’Horace, qui est devenue celle de notre art classique, et qui a pour caractère de concilier dans l’imitation des maîtres l’indépendance et le respect.
En résumé, il n’y a pas de poète au siècle d’Auguste qui, mieux qu’Horace, exprime l’état moyen des esprits et des âmes à cette époque. Ovide, trop spirituel, fait déjà pressentir la décadence, et avec Virgile on voit se lever l’avenir, vague encore mais tout proche du christianisme. Avec Horace nous sommes dans un moment unique où l’esprit et le caractère romain se confondent avec la culture grecque, tout en gardant la saveur du terroir indigène. C’est ce que certains ont appelé l’urbanité romaine, qui est un ensemble de qualités aimables et brillantes, sans oublier d’être solides. Horace, au contact de la Grèce a allégé et affiné la gravité romaine.
Michel Escatafal