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  • Properce : sa vie, son œuvre, son talent

    Plus jeune que Tibulle, plus âgé qu’Ovide, Properce qui, comme eux, écrivit des élégies, était d’origine ombrienne. On ne connaît pas la date exacte de sa naissance (vers 47-48 av. J.C.), mais il en décrit lui-même le lieu précis : « Ma patrie est dans un vallon que la brumeuse Mévanie humecte de ses rosées, sur lequel durant l’été le lac Omber épand ses tièdes ondes, et où l’on voit un mur surgir au sommet d’une colline escarpée ».Il perdit son père de bonne heure, pendant les guerres civiles, dit-on. « J’ai recueilli les os d’un père avant l’heure où j’eusse dû les recueillir ». En même temps il fut ruiné : « Mon héritage fut restreint à bien peu de choses ». Un vétéran s’en était emparé : « Pendant que de nombreux taureaux retournaient la glèbe de mes champs si bien cultivés, la perche d’un barbare les mesurait et me les enleva ».

    Venu à Rome, ses débuts poétiques furent précoces : « Bientôt lorsque ma mère détachant de mon cou la bulle d’or m’eut revêtu devant les dieux de la toge qui donne la liberté, Apollon me dicta ses premières leçons ». La réputation ne se fit pas attendre, son recueil intitulé Cynthie ayant un grand succès. Désigné à l’attention de Mécène, Properce se vit bientôt admis dans sa maison des Esquilies et prit place dans le groupe de poètes dont s’entourait le favori d’Auguste, Horace, Virgile, Tibulle, Ovide. A noter qu’Horace, si lié avec Tibulle, ne paraît pas l’avoir goûté, au contraire de Virgile, car Properce annonçait magnifiquement l’Enéide , et dans une de ses élégies louait avec enthousiasme le poète des Eglogues et des Géorgiques. Pour Ovide surtout il semble avoir ressenti une vive amitié et faisait de lui son confident.

    On ne connaît nul évènement particulier dans la vie de Properce, qui se passa sans doute toute entière à Rome, sauf quelques voyages dans son pays natal. Un instant il projeta de partir pour Athènes : « Adieu, terre du Latium, adieu, mes amis…Je monterai le chemin de Thésée, entre ces deux murailles qui s’étendent comme de longs bras ». Mais rien ne montre qu’il ait exécuté ce projet. Sa santé d’ailleurs était délicate et la mort vint vite le prendre. Quand il mourut (vers 16 av. J.C.) il n’avait pas de beaucoup dépassé la trentième année.

    Son recueil, plus volumineux que celui de son prédécesseur, est aussi plus varié. Divisé en quatre livres, il contient un grand nombre d’élégies qui retracent l’éternel roman, les brouilles, les réconciliations et les infidélités suivies de pardon. Mais on y trouve aussi des pièces de ton et d’inspiration très différents. Quelques-unes sont de véritables satires morales où il condamne la corruption des mœurs de son temps, l’amour des richesses et du luxe. D’autres prennent pour sujets des évènements contemporains, la mort très jeune de Marcellus (en 23 av. J.C. à l’âge de dix-neuf ans), qui était le fils aîné d’Octavie, la soeur d’Auguste, mais aussi les préparatifs d’une expédition de l’empereur dans l’Inde. D’autres enfin, surtout les dernières, célèbrent des légendes religieuses et nationales, le dieu Vertumne, Hercule Sancus, Jupiter Férétrien, l’aventure de Tarpéia.

    Si l’on examine à présent le talent de Properce, il s’en faut de beaucoup que son goût soit aussi simple et aussi juste que celui de Tibulle. Disciple des alexandrins, il leur fait ses dévotions. « Mânes de Callimaque, ombre de Philétas, s’écrie-t-il, permettez, je vous en conjure, que j’entre dans vos bocages » ! Et, trop pieusement, il suit leurs traces en multipliant les comparaisons et les épisodes mythologiques. Ce procédé pédant fatigue le lecteur.

    Mais si l’on ne se laisse pas rebuter, on s’aperçoit qu’il y a dans Properce une poésie d’un accent bien personnel. L’histoire de sa passion pour Cynthie est banale. Ce qui ne l’est point, c’est cette passion même. Il aime dans cette femme non seulement sa beauté, mais surtout son esprit. « Ce n’est point son front, tout pur qu’il est, qui m’a séduit…ce ne sont pas non plus ses cheveux qui ondoient…ce qui me ravit, c’est comme elle chante, lorsque saisissant l’archet d’Eolie, elle essaie de doctes airs sur sa lyre rivale de celle des Muses. Ses vers alors l’emportent sur ceux de l’antique Corinne, et Erinna ne prétendrait pas que les siens pussent leur être comparés ».

    Voilà un sentiment de qualité rare chez les anciens. Plus rare encore le besoin d’aimer d’un amour éternel, de ne connaître qu’une affection unique. Il n’a jamais chanté que Cynthie : « Elle fut aimée la première, elle sera la dernière aimée ». Et souvent reviennent, dans ses vers, des traits qui montrent qu’il ne comprend pas qu’on puisse cesser d’aimer ce qu’on a aimé une fois : « Celui seul sera heureux qui, esclave à jamais de son amante, n’aura jamais son cœur vide de son image ». Sentir ainsi, au milieu de cette société légère et galante où vécut Properce, n’était point d’une âme commune.

    Cette passion forte et sérieuse dut surprendre ses contemporains. Elle nous intéresse et nous touche plus encore, et sauve ces vers de l’ennui qui trop souvent naît d’un genre dont on a dit : « La poésie érotique n’est pas l’enfance, mais l’enfantillage de la poésie ». Quelquefois aussi, au milieu de ses protestations de tendresse, passe la pensée de la mort, mais il ne songe pas comme les épicuriens à mieux jouir des heures brèves qu’elle nous laisse. Il n’éprouve pas comme Tibulle une douce mélancolie, mais il ressent une âpre satisfaction à penser que, dans la mort du moins, l’amour ne connaît ni partage, ni terme. Dans une de ses élégies il feint que l’ombre de Cynthie lui apparaît en songe, et voici les dernières paroles qu’elle lui adresse : « Bientôt tu seras à moi seule, tu seras à moi pour toujours, et nos os confondus reposeront dans la même tombe ».

    Dans un genre frivole Properce mettait ainsi de la gravité et de la force. On a dès lors moins lieu de s’étonner qu’il ait songé à traiter des sujets d’allure épique. Déjà dans le livre deux, tout plein encore d’élégies amoureuses, on voit poindre cette ambition : «  Au printemps de la vie on chante les amours ; dans l’âge mûr, le tumulte des camps. Ainsi donc, après Cynthie, la guerre sera le sujet de mes vers ». L’âge mûr n’était pas encore venu, qu’il avait commencé à exécuter son dessein. Il racontait la trahison de Tarpéia avec une simplicité vigoureuse ; son récit de la lutte d’Hercule et de Cacus ne fait pas trop mauvaise figure à côté des beaux vers de Virgile sur le même sujet ; avec une couleur robuste et franche, il peignait la Rome primitive, au temps « où une trompe de bouvier convoquait les premiers citoyens à l’assemblée », et où le Sénat « composé d’une centaine de pâtres s’assemblait dans une prairie ». Et, dans un bel élan de patriotisme sincère, il s’écriait : « Oh, la meilleure des nourrices, louve de Mars, comme ils ont grandi ces remparts, nés des gouttes de ton lait » !

    En résumé dans l’œuvre incomplète et inégale de Properce, il y a donc de hautes et nobles qualités, et lorsqu’on songe qu’il mourut peu après sa trentième année, on se dit qu’il n’a pas rempli son mérite. Si la vie lui avait donné davantage de temps, sans doute s’inscrirait-il plus haut dans la postérité des grands poètes romains.

    Michel Escatafal

  • La vie et l’œuvre de Tibulle

    littérature,histoire,romeAvec Virgile nous avons vu la poésie pastorale, didactique et épique, puis avec Horace ce fut la poésie lyrique et didactique.  Reste à voir la poésie élégiaque avec Tibulle, Properce et Ovide. Qui était Tibulle ? C’était un ami d’Horace, dont il était voisin. Tibulle est né à Pédum (54 av. J.C.), ville située entre Tibur (où est mort Horace en 8 av. J.C.) et Préneste. De famille d’ordre équestre, il eut des débuts aisés et brillants dans la vie. « Les dieux, nous dit Horace, lui avaient donné la beauté, la richesse, et avec elle l’art d’en jouir…, le goût, le talent de bien dire, un esprit aimable et gracieux ».  Hélas pour Tibulle, les revers vinrent vite, les guerres civiles lui enlevant  une bonne partie de son patrimoine.

    C’est alors qu’il s’attacha à Valerius Messala Corvinus (64-8 av. J.C.), un grand seigneur qui, après avoir été républicain, s’était rallié à Auguste. Ce Corvinus était un homme d’esprit, qui eut une réputation de poète et d’orateur. Tibulle dut suivre son patron et guerroya avec lui en Aquitaine, malgré son horreur pour les combats, puis plus tard en Orient. Dans cette seconde expédition il tomba malade à Corcyre (aujourd’hui Corfou), et quand il revint en Italie il ne fit plus que languir. En vain, une fois à la retraite, à la campagne où il respirait « la vivace senteur des forêts », il essaya  de réparer sa constitution épuisée, mais il n’y parvint pas et mourut de consomption vers sa trente-cinquième année (19 av. J.C.).

    Cette vie si courte ne lui a pas permis d’écrire beaucoup. Dans le recueil de ses œuvres on fait figurer sous son nom ses Elégies, en réalité quatre livres d’élégies, mais il est hors de doute que les deux premiers seuls peuvent lui être attribués. Les seize pièces qui les composent nous racontent les amours du poète, les joies et les peines qu’ils lui ont données. Il a aimé passionnément Délie, qui l’a trahi. Il a cherché à l’oublier, et il a voulu aimer une autre femme, Némésis, tout en essayant de s’étourdir au milieu de la dissipation. Cela dit, même quand il chante ses désordres, la voix du poète a parfois un accent de tristesse qui laisse voir que sa blessure n’est pas guérie.

    Très lettré, Tibulle connaissait les élégies des poètes alexandrins, Philétas, Callimaque, et les autres. A ses débuts, il leur emprunta sans doute plus d’un procédé de développement et de versification. Mais lui, qu’Horace choisissait pour juge de ses écrits, ne pouvait manquer de sentir le ridicule de la galanterie érudite et prétentieuse qui dépare trop souvent l’élégie alexandrine. Il ne laissa donc pas entamer son originalité par ces modèles, alors si goûtés à Rome. L’élégie pour lui ne fut pas un pur jeu d’esprit, comme pour Ovide. Il y mettait son âme, car à ses yeux il y a dans l’amour autre chose que le plaisir. Il ne s’élève pas jusqu’à la pure tendresse, mais sa passion a des délicatesses bien rares de son temps.

    La réalité ne le contente pas, il cherche l’idéal, veut ennoblir l’objet de son amour, et ne demande pas seulement à Délie d’être belle, il la souhaiterait vertueuse : « Je t’en conjure, conserve ta pureté ; qu’une vieille servante soit toujours assise près de toi…qu’à la clarté de la lampe elle tire en longs fils le lin de sa quenouille épaisse, et que ma Délie, attachée non loin d’elle à de graves travaux, laisse, vaincue par le sommeil, tomber peu à peu l’ouvrage de ses doigts ». Ailleurs il fait le rêve d’emmener Délie à sa maison des champs et d’y vivre avec elle d’une vie solitaire, tranquille et laborieuse : « Je cultiverai mes champs, me disais-je, et ma Délie sera là pour veiller sur mes récoltes, tandis que par un soleil ardent on battra les épis sur l’aire ».

    La nature est en effet toujours voisine du cœur de Tibulle. Il en a goûté la douceur et le charme et l’a considérée comme un remède à la maladie d’amour. La vie rustique l’attire, et il aime les humbles divinités des champs : « Un pieux respect me saisit toujours près du tronc qui s’élève dans les campagnes désertes, près de la pierre antique où pendent dans les carrefours des guirlandes de fleurs ». Retrempée à cette source de vie, la poésie érotique, si souvent sèche dans les autres élégiaques latins, a parfois chez lui des accents d’une fraîcheur inattendue. Ajoutons que cette obscure maladie qui le mina lentement, lui inspira une sorte de tristesse vague et douce, assez semblable à la mélancolie virgilienne.

    Le sentiment de la mort toute voisine donne à ses vers, même lorsqu’il chante le plaisir, une teinte voilée, un accent pénétrant qui nous remue et nous charme en même temps. « Puissé-je, dit-il à Délie, quand sera venue ma dernière heure, reposer sur toi mes yeux, et te presser, en mourant, de ma main défaillante ! Tu pleureras, Délie, lorsqu’on m’aura placé sur le bûcher qui me consumera, et à tes larmes amères tu mêleras des baisers ». On imagine qu’il se voyait déjà dans cette situation, pour en parler comme s’il l’avait vécue ! L’inspiration de Tibulle n’est ni haute, ni variée, mais il a traduit des émotions vraies avec un art délicat et un accent sincère. Ce fut assez pour que les plus grands poètes de son époque l’aient goûté et aimé, c’est assez encore pour que nous lisions ses vers avec un charme attendri.

    Michel Escatafal