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  • Tite-Live : l'historien qui a su saisir l'âme du peuple romain

    Les historiens de l’époque précédente, César, Salluste, n’avaient fait que de l’histoire contemporaine, et en rapportant les évènements de leur temps, ils y avaient apporté des préoccupations  personnelles ou des passions de parti. Le grand passé de Rome avec ses gloires restait, comme une matière intacte, digne de tenter un patriote et un artiste. C’est ce noble et vaste sujet que Tite-Live voulut et put traiter. Ce Tite-Live, celte comme Virgile, est né à Padoue en 59 av. J.C. (selon Saint-Jérôme), grande ville qui était depuis très longtemps alliée fidèle des Romains, auxquels elle était restée attachée même pendant la guerre contre Annibal.Entrepôt du commerce entre le sud et le nord de l’Italie, la population et la richesse y avaient assez tôt afflué, et pourtant la fidélité aux mœurs sévères du vieux temps et l’esprit religieux n’avaient pas cessé de s’y maintenir. On était plutôt conservateur à Padoue, et lors de l’agonie de la République, la majorité des citoyens se rangea au parti de la loi, et soutint Pompée contre César.

    C’est dans ce milieu que Tite-live fut élevé, mais on ignore à quelle famille il appartenait, même si l’on imagine que ses parents devaient faire partie au moins de la classe moyenne. Il est visible en effet qu’il reçut dans sa jeunesse une éducation libérale. Il apprit le grec, étudia certainement la rhétorique et la philosophie, et quand il vint à Rome, nous savons qu’il ne fut point obligé de se mettre en peine d’un gagne-pain.  Avait-il dès lors conçu le dessein de son histoire? La splendeur de la grande cité, la cité universelle de l’époque, fit-elle naître en lui l’ambition de rapporter les destinées du peuple-roi ? En tout cas il dut songer à sa grande œuvre très tôt, et c’est sans doute ce qui attira sur lui l’attention d’Auguste, soigneux d’encourager les historiens comme les poètes.

    Du coup Tite-Live, qui n’exerça aucune fonction publique, vécut dans l’intimité de l’empereur, et la faveur impériale ne coûta rien à la dignité de son caractère. D’ailleurs, il n’a jamais caché ses  sympathies pour le régime républicain, mais le césar, homme d’esprit, qui savait faire la différence entre un homme d’action et un lettré, confia à Tite-Live l’éducation du jeune Claude. Au reste l’existence de l’historien s’écoula obscurément, prise sans doute tout entière par le travail. Tout juste peut-on noter qu’il eut un fils, dont il dirigea attentivement les études, puisque les anciens possédaient une lettre où il recommandait au jeune homme l’étude de Cicéron et de Démosthène, et qu’il  maria sa fille à un rhéteur assez médiocre, Lucius Magius.

    D’après Sénèque, Tite-Live avait écrit un traité de philosophie et un dialogue participant à la fois de la philosophie et de l’histoire. Mais les modernes ne connaissent de lui que son histoire, que nous sommes loin de posséder en entier. Ce grand ouvrage, qui remontait jusqu’aux plus lointaines origines du peuple romain, se terminait à la mort de Drusus (en 9 av. J.C.) et comprenait cent quarante-deux livres. Sans doute la mort (an 17) avait empêché l’historien d’aller jusqu’au bout de sa tâche, que vraisemblablement il voulait pousser jusqu’à la mort d’Auguste, laquelle interviendra en l’an 14. L’ouvrage, du vivant de l’auteur, parut par parties successives. Tite-Live donnait peut-être au public des séries de livres dont le sujet formait un tout, comme la guerre avec les Samnites, la guerre punique, etc…C’est la seule division qu’il paraisse avoir voulue. La distribution en décades remonte à une époque inconnue, mais certainement postérieure à l’auteur.

    Des cent quarante-deux livres que posséda l’antiquité, nous n’en avons plus que trente-cinq : les dix premiers, qui contiennent l’exposition de l’histoire primitive jusqu’à la guerre samnite, et ceux qui, de vingt et un à soixante cinq, partent de la seconde guerre punique et s’étendent jusqu’au triomphe de Paul Emile. En outre des livres perdus, il nous reste des espèces de sommaires, composés à une époque qu’on ne peut déterminer par un certain Florus, qui n’a rien de commun avec le Florus qui vécut sous les Antonins. Cela dit, si mutilée soit-elle, l’œuvre de Tite-Live qui nous est restée est suffisante pour discerner le but de l’écrivain et apprécier sa méthode. Tout cela transparaît dans la préface qu’il écrivit, laquelle par bonheur pour nous ne s’est pas perdue, où la candeur et la sincérité ressortent partout.

    Dans cette préface, il commence par faire ressortir tout ce qui le distingue de ses prédécesseurs ou de ses contemporains qui ont traité le même sujet, blâmant au passage les historiens érudits ou rhéteurs, ce que Tite-Live ne veut être à aucun prix. A son gré, en écrivant l’histoire, il est nécessaire d’avoir des visées plus hautes que la satisfaction de sa propre curiosité ou de servir sa gloire personnelle. Dit autrement, on doit se persuader qu’on travaille pour son pays, en s’efforçant de donner à ses concitoyens un utile enseignement moral et politique : « Ce que je voudrais, c’est que chacun étudiât avec soin la vie et les mœurs du passé ; qu’il sût par quels hommes, par quels moyens, dans la paix et dans la guerre, a été fondé notre empire. La discipline va se relâchant, il faudrait suivre d’abord l’affaissement des vieilles moeurs, bientôt leur déclin successif, enfin leur ruine complète, arrivant ainsi à notre époque où nous ne pouvons souffrir ni nos vices, ni leurs remèdes ».

    Pour accomplir pareille tâche, il faut en premier lieu que l’historien soit désintéressé. Même si on ne peut lui demander de renoncer totalement à l’espoir d’atteindre à la gloire, la renommée ne doit pas être sa première ambition, ce que Tite-Live traduisait ainsi : « Quoi qu’il arrive, je me trouverais heureux d’avoir travaillé pour ma part à l’histoire du premier peuple du monde, et si dans cette foule d’auteurs mon nom devait rester obscur, je me consolerais encore…». Mais où pouvait-il puiser cet oubli de lui-même ? Tout simplement dans sa passion pour son œuvre, du moins si l’on en croit Pline l’Ancien (23-79), qui déclara un jour qu’il « avait assez fait pour sa propre gloire et qu’il pourrait se reposer, s’il était possible que son âme goutât le calme et le contentement en dehors de son travail ». 

    Ce généreux détachement, ce dévouement infatigable à son œuvre, étaient soutenus dans l’âme de Tite-Live par un patriotisme ardent et profond, rien ne lui paraissant plus grand que le tableau de la destinée de Rome. C’est en ce sens que l’histoire dans Tite-Live a un accent unique. Tite-Live revit la vie de son peuple, s’identifie avec la destinée de Rome, alors que Salluste demandait à l’histoire la distraction de ses loisirs, César pour sa part se contentant de la mettre au service de sa réputation. Bref, l’œuvre de Tite-Live fut comme un monument élevé à la religion de la patrie, et en rendant témoignage aux vertus du passé, Tite-Live avait pour but de dégoûter ses lecteurs des vices du présent, et d’assurer pour l’avenir la perpétuité des grandes actions et des générations héroïques.

    Ces tendances de moraliste, ces préoccupations de patriote ont fait suspecter la véracité de Tite-Live, étant entendu qu’on ne peut guère attendre de l’impartialité  de la part d’un homme si infatué de la gloire et des vertus de son pays. Et de fait, il faut remarquer qu’il a avancé des faits manifestement faux. Par exemple, Porsenna n’est point entré dans Rome (fin du sixième siècle av. J.C.), et les Gaulois ont à peine pu résister à Camille (quatrième siècle av. J.C.). Cela n’avait  d’ailleurs pas l’air de gêner Tite-Live, lui-même déclarant qu’entre deux assertions douteuses, il choisissait toujours la plus favorable aux Romains. Il en fera de même pour les affaires intérieures, penchant toujours du côté du parti patricien contre les chefs du parti populaire. Il alla même jusqu’à rejeter sur Varron l’entière responsabilité du désastre de Cannes (216 av. J.C.), oubliant au passage le génie militaire d’Annibal.

    En fait Tite-Live n’a jamais pensé que l’histoire fût avant tout une science. D’ailleurs, malgré son intimité avec l’empereur, il semble n’avoir jamais fouillé ou consulté les documents originaux ou les pièces officielles, ne tirant profit non plus de nul monument non écrit. Peu lui importe tout cela, il se contente de répandre uniformément sur toutes les époques de l’histoire romaine la même couleur, donnant le même costume aux hommes des temps les plus divers. Et pour couronner le tout, Tite-Live n’a pas compris le rôle considérable que doit jouer la géographie dans l’histoire.  Cela étant, il a pour excuse le fait que dans l’antiquité nul ne songeait à exiger d’un historien qu’il considérât l’histoire comme une matière scientifique.

    Néanmoins, si l’impartialité de Tite-Live n’est point parfaite, tout imprégné qu’il est de la gloire de Rome, on ne peut lui reprocher un manque de bonne foi, avouant les défaites de Romains, ce qui est la moindre des choses, mais soulignant aussi leur cruauté. C’est particulièrement évident quand il raconte le sac de Pométia, ville des Aurunces qui, « quoiqu’elle eut capitulé, fut traitée aussi cruellement que si elle eût été prise d’assaut ». Par ailleurs, en rapportant l’histoire d’Annibal, même si l’épouvante dans l’imagination populaire a pu l’égarer, nombreux sont ceux qui ont affirmé que la peinture du génial ennemi de Rome n’était pas infidèle, ni menteuse. De même on aurait tort de l’accuser d’avoir voilé l’infamie des Romains imposant la trahison à Prusias, contraint pour sauver son royaume à livrer Annibal. Tite-Live qui n’était pas un fanatique de la politique était plutôt un apôtre de la modération, ce qui explique ses préférences pour les hommes du Sénat, moins exaltés que ceux de la plèbe.

    En réalité, même si Tite-Live ne se souciait pas exagérément de l’exactitude et de la véracité des faits, il n’en reste pas moins qu’il eut à un très haut degré la conscience de son devoir d’historien, allant chercher les sources de l’histoire chez les historiens et non ailleurs.  En outre, même si nous sommes imprégnés de nos jours du goût pour l’histoire pittoresque, avec l’intérêt de connaître les mœurs privées d’une nation, à voir les anciens dans le costume qui leur est propre, avec leurs habitudes, leurs usages, leurs passions d’un jour, ne faut-il pas regarder de près aussi l’âme des peuples ? Après tout, qui pourrait penser qu’il n’est point instructif de saisir cette âme du peuple romain, en fixer les traits caractéristiques, fussent-ils ennoblis et embellis ? Pour toutes ces raisons, personne n’a pu s’empêcher de reconnaître le grand effort de Tite-Live pour arriver à la vérité, en tout cas à une forme avancée de vérité.

    Michel Escatafal

  • Le talent d’Ovide et son style

    I) Le talent

    Les premières élégies

    Quand Ovide choisit le genre élégiaque, il lui parut sans doute que les émotions qu’il pouvait donner avaient été comme épuisées par ses prédécesseurs Tibulle et Properce. Du coup il les remplaça par l’esprit. Dans ses poésies érotiques il y en a beaucoup, certains disent même trop, mais pas assez pour préserver le lecteur de l’ennui qui naît de la monotonie du sujet, ou pour défendre le poète contre l’irritation que cause sa froide immoralité. Cependant ses œuvres ont un grand intérêt dans la mesure où elles sont un miroir exact de la société élégante à Rome pendant la seconde partie du principat d’Auguste, ce qui en fait leur curiosité.

    Aussi frivoles que soient les peintures d’Ovide, il faut en effet reconnaître qu’elles  marquent une date dans l’histoire morale de Rome. En effet, à jouir de la prospérité et de la sécurité matérielles, on avait cessé de se souvenir à quel prix on les avait achetées. On perdait aussi la mémoire du passé tragique, et on se laissait aller à la commodité de l’heure présente. Si l’on ajoute à cela la disparition de toute  vie politique, on se retrouvait à l’époque du début de l’empire avec une société désoeuvrée, qui amena à Rome la formation de toute une classe d’hommes qui n’eurent plus d’autre affaire que de s’amuser. Pire même, après avoir connu le goût du plaisir, c’en était devenu le but de la vie. Et c’est cette nouveauté qu’exprime l’œuvre d’Ovide.

    En réalité Ovide ne fut moraliste  qu’à son corps défendant : observateur amusant et amusé, il dit bien ce qu’il voit parce qu’il s’y plaît. Par lui nous connaissons ce monde qui a perdu toute croyance, et n’en n’éprouve nul regret, parce que les dieux de l’ancienne foi sont de plus en plus risibles. Les arts et la poésie n’ont à ce moment d’autre objet qu'abréger les heures trop longues. Ce sont de purs jeux d’esprit : « Les vers sont utiles ? J’en doute » répond Ovide. Les affaires absorbent trop de temps; les passions ébranlent, ce qui explique qu’on leur préfère la galanterie, laquelle distrait suffisamment pour qu’on n’entende pas la voix de la conscience. Bref, tous ces oisifs s’agitent beaucoup plus qu’ils ne s’amusent.

    Par exemple le galant homme qui veut faire agréer ses services par une belle dame s’obligera à mille choses, toutes destinées à simplifier et faire aimer la vie à la dame, au point que cela lui prendra toute la journée, une journée forcément harassante. Ensuite il demandera du papier et un roseau, et de gré ou de force, il écrira des verts galants. C’était à cela que servait l’éducation littéraire : « Jeune Romain -c’est un avis que je vous donne-, cultivez les belles lettres…la beauté se laisse séduire par une voix éloquente ». Les premières poésies d’Ovide sont pleines de ces petits tableaux où revit ce monde brillant, superficiel et vide, avec des gens pas nécessairement méchants, mais qui préparent les générations qui auront le goût de la servitude et de toutes les dépravations qu’elle fait naître.

    Les Métamorphoses, les Fastes

    Avec la maturité, Ovide se découvrit de nouvelles ambition, d’autant qu’il comprit que le lecteur n’allait pas infiniment se contenter de ces peintures légères. Cependant il ne pouvait pas rompre d’un coup avec ses habitudes d’esprit, et il ne fallait pas demander de philosophie à Ovide. En outre, même s’il était possible de vivifier ses récits par une pensée morale, il ne le fit pas par indifférence. Les Métamorphoses sont tour à tour châtiment du crime, comme pour Lycaon, ou récompense de la vertu comme pour Philémon et Baucis. Peu lui importe. Point de patriotisme non plus, l’apothéose de Romulus et d’Hersilie ne donnant pas davantage d’émotion que la transformation des pâtres Lyciens en grenouilles. A cela il faut ajouter d’étranges puérilités dans les détails, mais tout cela n’enlève rien au talent d’Ovide, capable de séduire n’importe quel lecteur lettré. Nul plus que lui ne sait conter avec adresse, en rappelant qu’il a pu mettre à la file, quinze livres durant, tant d’histoires qui toutes se terminent de la même manière, et échapper à la monotonie et plus encore à l’ennui, tellement son style a d’abondance et son vers de fluidité.

    Certaines de ses peintures sont d’un relief qui n’a rien à envier aux arts plastiques, au point qu’on imagine qu’Ovide dut être un grand amateur des sculpteurs anciens, En revanche parfois il lui arrive d’oublier d’être spirituel, mais atteint par moment à l’émotion poignante, en traduisant des sentiments honnêtes, comme dans l’histoire de Ceyx et d’Alcyone. A ce propos, la dite histoire est sans doute une de celles où Ovide exprime le mieux son immense talent, notamment quand il nous montre les deux époux métamorphosés en alcyons. Nul trait déplacé, rien que du cœur. Avec pareil talent, la poésie est bien autre chose qu’un divertissement de bel air et un jeu d’esprit.

    Ce changement se marque plus encore dans les Fastes, œuvre qui est une véritable mine d’or pour les historiens et les archéologues qui y trouvent de précieux renseignements sur la religion romaine et ses cérémonies. Mais les Fastes nous montrent un Ovide mûri, capable de comprendre la beauté d’un passé religieux et grave. En outre ce chantre de la vie mondaine est aussi capable d’être ému par la forte rusticité de la Rome primitive, et de retrouver, au milieu des vieilles légendes de son pays, la simplicité de l’expression. Il est simplement dommage pour la postérité et l’histoire que l’exil soit survenu trop tôt, ce qui a privé Rome et l’humanité de quelques chefs d’œuvre supplémentaires, car les œuvres d’exil ne furent que des élégies plaintives, ce qu’il appelait « l’élégie…en longs habits de deuil ».

    Les œuvres d’exil

     A partir du jour où la disgrâce l’eut frappé, Ovide n’eut d’autre pensée que son malheur, ne sachant plus que gémir, avec pour corolaire une absence totale d’ambition littéraire. En fait le plus émouvant dans ces élégies, c’est la compassion que suscite l’exilé. Par exemple il y a de vraies larmes dans les vers où il nous raconte la dernière nuit qu’il passa à Rome avant son départ,  son accablement qui l’a empêché de faire ses préparatifs, sa stupeur au milieu de l’abandon où le laissent les amis infidèles, les gémissements de ses serviteurs et le désespoir de sa femme. Il a su aussi nous restituer les dangers qu’il courut pendant sa traversée : « Ces vers, je ne les compose pas dans mes jardins, mollement étendu sur mon lit de repos comme c’était mon habitude ; j’écris au milieu des tempêtes, à la lumière d’un ciel orageux, et les flots de la mer irritée viennent battre mes tablettes ».

    Après les cinq livres des Tristes, qui doivent leur nom à la dépression d’Ovide, il donna encore les quatre livres des Pontiques (en lien avec le Pont-Euxin), mais cette plainte continuelle n’attendrit plus personne, certains diront même qu’elle fatigue. Et ce ne sont pas les plates adulations (inutiles) adressées à Auguste et Tibère, afin d’obtenir son rappel à Rome qui vont rehausser le tableau qui est fait de cette période noire de sa vie, où il ne trouvait quasiment personne pour parler latin avec lui. D’ailleurs les lettres qu’il lira en public sont traduites en gète et en sarmate, langues qu’il aura eu tout le temps d’apprendre pendant les neuf ans que dura son exil, en fait jusqu’à sa mort.

    II) Le Style

    Ovide, dit-on, en général fait pressentir ce que l’on appelle la littérature de la décadence. Il est certain que par le choix de ses sujets, par la manière de les traiter, par son style surtout il s’éloigne du goût des grands poètes classiques, Horace et Virgile. Les critiques anciens s’en aperçurent très vite : Sénèque le Rhéteur, qui n’est pourtant pas bien sévère, signale déjà ses écarts d’imagination, sa complaisance pour tout ce qu’il écrivait, sa tendance à se faire un mérite de ses négligences, puisqu’il disait « qu’un beau visage a plus de charme lorsqu’on y voit quelques tâches ». Ovide lui-même a fait des confidences qui sont autant d’aveux : Tout ce que je voulais dire se présentait à moi sous forme de vers ». « Mes vers sont enfants du plaisir…Le loisir, voilà ce que j’ai toujours chéri ». Il nous dit bien qu’il a brûlé quelques-uns de ses ouvrages : « J’ai beaucoup écrit, mais tout ce qui m’a semblé mauvais, j’ai confié aux flammes le soin de le corriger ».

    Peut-être a-t-il en effet supprimé quelques uns de ses vers, mais il n’en a point modifié. Il n’a pas eu ce soin de la perfection qui est le tourment et l’honneur des maîtres. Il abuse de son extrême facilité, et pour relever ce qu’elle pourrait avoir d’un peu commun, il ne s’interdit guère les tours d’adresse dans la versification ou dans le style. C’est par là surtout qu’on peut le rapprocher de cette école que vit la génération suivante préoccupée avant tout de la dextérité, du savoir-faire, de l’ingéniosité des procédés, et qui produisit tant d’habiles artisans de vers, si peu de poètes. Pourtant dans ses parties saines, le langage d’Ovide a une grâce souple et fluide, un éclat doux et poli qui défendent de voir seulement en lui un virtuose, et où l’on retrouve les heureux dons d’un artiste rare, sinon supérieur.

    Michel Escatafal

  • Ovide : sa vie, son œuvre

    Ovide, né en mars 43 av. J.C. à Sulmone, surnommé Naso en raison de son nez proéminent, était d’une bonne famille, ce dont il faisait d’ailleurs assez bon marché : « Je possède, si l’on peut compter cela pour un avantage, un rang de chevalier, non par une faveur de la fortune, mais à titre d’héritier d’une race antique qui l’a possédé avant moi ». Sulmone, son pays natal, fut à l’en croire, un aimable coin de terre : « Quoique les rayons plus rapprochés du soleil y fendent le sol…les ruisseaux qui coulent au milieu des herbes toujours nouvelles couvrent cette terre ainsi rafraîchie d’un épais tapis de verdure ». Sa jeunesse ne connut ni difficulté, ni grandes émotions ; il voulait être poète, son père l’en détournait. Mais il ne contraignait pas très fort la vocation de son fils, puisqu’Ovide reçut la meilleure éducation, alla à l’école chez les maîtres les plus renommés, le rhéteur Arellius Fuscus, Porcius Latro, etc.

    Par respect sans doute pour des convenances de famille, il entra un moment dans les charges publiques : « Je fus, nous dit-il, créé triumvir ». Il y fit bonne figure, malgré son amour des loisirs et des vers. Toutefois, une fois cette satisfaction donnée à son père, il pensa qu’il était quitte envers lui et ne voulut pas aller jusqu’à la dignité sénatoriale : « ce fardeau excédait la mesure de mes forces », et, devenu résolument poète, il vécut avec les poètes Properce, Horace, Tibulle, lesquels plus âgés que lui firent bon accueil à cet aimable débutant.

    Il dut ses premiers succès, très prompts et très vifs, à des poésies érotiques. Pendant vingt-cinq ans tout lui sourit, la mode l’ayant adopté. Goûté des mondains, qui recherchaient l’homme autant qu’ils applaudissaient le poète, la faveur du public ne lui manquait pas : il était lu, nous dit-il, dans le monde entier. Pouvait-il, ainsi porté par la vogue, ne pas hausser son ambition ? Passé la quarantième année, lui convenait-il de s’attarder dans la poésie badine ? Il voulut donc élever le ton, et décida d’entreprendre ses poèmes des Métamorphoses et des Fastes. C’est alors qu’une mystérieuse disgrâce vint bouleverser cette existence jusque-là si aisée et si souriante. Ovide se vit (an 8), par ordre de l’empereur, condamnée à la « rélégation », c’est–à-dire au bannissement sans confiscation de ses biens.

    Quelle fut la cause de cette catastrophe ? Ovide ne s’est jamais  expliqué nettement à ce sujet. Ce fut d’ailleurs une belle occasion pour les commentateurs de faire des frais d’imagination, d’autant qu’on ne sut jamais réellement le motif de cette disgrâce, même si certains pensent que l’immoralité des premiers vers du poète avait indisposé Auguste. Dès lors il n’est pas étonnant ensuite que l’empereur ait pris occasion d’une imprudence, d’une indiscrétion, peut-être même d’un scandale auquel Ovide fut mêlé, pour le frapper.  Pour d’autres, au contraire, Ovide aurait assisté à une scène compromettante pour un membre de la famille de l’empereur. Dans le pays des Gètes, à Tomes (aujourd’hui Kustendjé) qui lui fut assigné comme résidence, le malheureux se consuma en regrets, et tant qu’Auguste vécut, il ne cessa de demander son rappel et allait peut-être l’obtenir, quand le vieil empereur mourut. L’exilé espéra contre toute espérance, flatta et supplia Tibère qui resta sourd, et il s’éteignit à soixante ans en 17 sans avoir pu revoir Rome, mourant dans ce « Pays du Pont, pays de galop et d'errance ». On n'a jamais retrouvé sa tombe.

    Ovide, qui avait une merveilleuse facilité, laissa une œuvre considérable. Il débuta par trois livres d’élégies intitulées Amours, donna ensuite les Héroïdes, c’est-à-dire des lettres écrites par des femmes, Pénélope, Briséis, Laodamie, etc., à des héros de la mythologie antique, puis l’Art d’aimer, les Cosmétiques. Vinrent ensuite les Métamorphoses. Dans les quinze livres qui composent le poème, se déroulent depuis l’origine du monde jusqu’à l’apothéose de César toutes les fables sur les transformations « qui ont revêtu les corps de formes nouvelles ». En dédiant les Fastes à Germanicus, Ovide indique lui-même dès le début le sujet de l’ouvrage : « Je chanterai l’année romaine, ses divisions, leurs causes ; je dirai quand les constellations apparaissent, quand elles descendent  sous l’horizon ». C’est le calendrier romain, mis en vers. Les Fastes, qui dans le plan du poète devaient avoir douze livres, s’arrêtent au sixième : l’exil survint et l’empêcha de terminer cette tâche, comme de retoucher les Métamorphoses que, dit-on, il voulut brûler.

    En exil il écrivit les cinq livres des Tristes, où il se plaint des dangers qu’il a courus dans son voyage, de la rigueur du climat sous lequel il vit, où il supplie sa femme, une Fabia, d’intercéder pour lui, où il présente son apologie à Auguste. Les Pontiques, en quatre livres, renferment une série de lettres adressées à ses anciens amis et protecteurs et qui ne font guère que répéter avec davantage de langueur les doléances des Tristes. A ces heures douloureuses, Ovide, qui restait malgré tout un versificateur infatigable, décrivait les poissons de la Mer Noire dans les Halieutiques (qu’il n’acheva pas) et dirigeait contre un personnage resté inconnu une satire imitée du poète alexandrin Callimaque (310 -235 av. J.C.) et intitulée Ibis, comme l’original grec.

    Michel Escatafal