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  • La vie et l’œuvre de Tibulle

    littérature,histoire,romeAvec Virgile nous avons vu la poésie pastorale, didactique et épique, puis avec Horace ce fut la poésie lyrique et didactique.  Reste à voir la poésie élégiaque avec Tibulle, Properce et Ovide. Qui était Tibulle ? C’était un ami d’Horace, dont il était voisin. Tibulle est né à Pédum (54 av. J.C.), ville située entre Tibur (où est mort Horace en 8 av. J.C.) et Préneste. De famille d’ordre équestre, il eut des débuts aisés et brillants dans la vie. « Les dieux, nous dit Horace, lui avaient donné la beauté, la richesse, et avec elle l’art d’en jouir…, le goût, le talent de bien dire, un esprit aimable et gracieux ».  Hélas pour Tibulle, les revers vinrent vite, les guerres civiles lui enlevant  une bonne partie de son patrimoine.

    C’est alors qu’il s’attacha à Valerius Messala Corvinus (64-8 av. J.C.), un grand seigneur qui, après avoir été républicain, s’était rallié à Auguste. Ce Corvinus était un homme d’esprit, qui eut une réputation de poète et d’orateur. Tibulle dut suivre son patron et guerroya avec lui en Aquitaine, malgré son horreur pour les combats, puis plus tard en Orient. Dans cette seconde expédition il tomba malade à Corcyre (aujourd’hui Corfou), et quand il revint en Italie il ne fit plus que languir. En vain, une fois à la retraite, à la campagne où il respirait « la vivace senteur des forêts », il essaya  de réparer sa constitution épuisée, mais il n’y parvint pas et mourut de consomption vers sa trente-cinquième année (19 av. J.C.).

    Cette vie si courte ne lui a pas permis d’écrire beaucoup. Dans le recueil de ses œuvres on fait figurer sous son nom ses Elégies, en réalité quatre livres d’élégies, mais il est hors de doute que les deux premiers seuls peuvent lui être attribués. Les seize pièces qui les composent nous racontent les amours du poète, les joies et les peines qu’ils lui ont données. Il a aimé passionnément Délie, qui l’a trahi. Il a cherché à l’oublier, et il a voulu aimer une autre femme, Némésis, tout en essayant de s’étourdir au milieu de la dissipation. Cela dit, même quand il chante ses désordres, la voix du poète a parfois un accent de tristesse qui laisse voir que sa blessure n’est pas guérie.

    Très lettré, Tibulle connaissait les élégies des poètes alexandrins, Philétas, Callimaque, et les autres. A ses débuts, il leur emprunta sans doute plus d’un procédé de développement et de versification. Mais lui, qu’Horace choisissait pour juge de ses écrits, ne pouvait manquer de sentir le ridicule de la galanterie érudite et prétentieuse qui dépare trop souvent l’élégie alexandrine. Il ne laissa donc pas entamer son originalité par ces modèles, alors si goûtés à Rome. L’élégie pour lui ne fut pas un pur jeu d’esprit, comme pour Ovide. Il y mettait son âme, car à ses yeux il y a dans l’amour autre chose que le plaisir. Il ne s’élève pas jusqu’à la pure tendresse, mais sa passion a des délicatesses bien rares de son temps.

    La réalité ne le contente pas, il cherche l’idéal, veut ennoblir l’objet de son amour, et ne demande pas seulement à Délie d’être belle, il la souhaiterait vertueuse : « Je t’en conjure, conserve ta pureté ; qu’une vieille servante soit toujours assise près de toi…qu’à la clarté de la lampe elle tire en longs fils le lin de sa quenouille épaisse, et que ma Délie, attachée non loin d’elle à de graves travaux, laisse, vaincue par le sommeil, tomber peu à peu l’ouvrage de ses doigts ». Ailleurs il fait le rêve d’emmener Délie à sa maison des champs et d’y vivre avec elle d’une vie solitaire, tranquille et laborieuse : « Je cultiverai mes champs, me disais-je, et ma Délie sera là pour veiller sur mes récoltes, tandis que par un soleil ardent on battra les épis sur l’aire ».

    La nature est en effet toujours voisine du cœur de Tibulle. Il en a goûté la douceur et le charme et l’a considérée comme un remède à la maladie d’amour. La vie rustique l’attire, et il aime les humbles divinités des champs : « Un pieux respect me saisit toujours près du tronc qui s’élève dans les campagnes désertes, près de la pierre antique où pendent dans les carrefours des guirlandes de fleurs ». Retrempée à cette source de vie, la poésie érotique, si souvent sèche dans les autres élégiaques latins, a parfois chez lui des accents d’une fraîcheur inattendue. Ajoutons que cette obscure maladie qui le mina lentement, lui inspira une sorte de tristesse vague et douce, assez semblable à la mélancolie virgilienne.

    Le sentiment de la mort toute voisine donne à ses vers, même lorsqu’il chante le plaisir, une teinte voilée, un accent pénétrant qui nous remue et nous charme en même temps. « Puissé-je, dit-il à Délie, quand sera venue ma dernière heure, reposer sur toi mes yeux, et te presser, en mourant, de ma main défaillante ! Tu pleureras, Délie, lorsqu’on m’aura placé sur le bûcher qui me consumera, et à tes larmes amères tu mêleras des baisers ». On imagine qu’il se voyait déjà dans cette situation, pour en parler comme s’il l’avait vécue ! L’inspiration de Tibulle n’est ni haute, ni variée, mais il a traduit des émotions vraies avec un art délicat et un accent sincère. Ce fut assez pour que les plus grands poètes de son époque l’aient goûté et aimé, c’est assez encore pour que nous lisions ses vers avec un charme attendri.

    Michel Escatafal

  • La vie d’Horace

    littérature,histoire,romeDe tous les écrivains de l’ancienne Rome, Horace est celui dont la vie nous est le mieux connue. Quoiqu’il n’ait pas écrit ses mémoires, il a beaucoup parlé de lui, et toujours sur un ton de sincérité et de franchise qui attire la confiance et ne laisse pas désirer d’autre biographie que le poète lui-même.  Son père, esclave affranchi, avait été receveur ou collecteur pour les ventes à l’enchère, quelque chose comme commissaire-priseur de nos jours. Il sut s’enrichir, car l’emploi était bon, et put acheter un petit bien près de l’Aufidus, à quelques milles de Venusium (Basilicate), où naquit son fils le 8 décembre 65 av. J.C. C’est là que se passa l’enfance d’Horace. Un jour, nous dit-il, qu’il avait parcouru les pentes du Vultur, il s’endormit fatigué de ses jeux, et pour le protéger contre les ours et les vipères, des colombes messagères des dieux vinrent le couvrir de branches de myrte et de laurier.

    Bien sûr, tout ceci n’était que légende, mais c’est le tableau qui ressort de sa première éducation. Pour faire d’Horace un honnête homme et un homme d’esprit, son père ne voulait rien négliger. C’est la raison pour laquelle il l’envoya à Venusium, en classe chez Flavius, un magister qui donnait ses leçons aux enfants des centurions en retraite, les importants  personnages de l’endroit. Plus tard il le conduisit à Rome  et, sous la férule d’Orbilius, Horace acheva ses premières études. Cela étant, nulles leçons ne furent plus profitables à l’âme du jeune homme que celles de son père. Avec une délicatesse morale, rare déjà dans la société romaine, surtout chez les hommes d’origine servile, ce père n’eut pas de soin plus cher que d’inspirer à son fils le dégoût du mal et du laid, l’amour de l’honnête et du beau.

    « Incorruptible gardien de ma jeunesse, il me suivait chez tous mes maîtres. Grâce à lui le soupçon même du vice n’approcha jamais de moi, et mes mœurs conservèrent leur pureté, cette fleur de la vertu ».  On imagine quand même que derrière tout cela il y ait eu quelque ambition de la part de ce père attentionné, mais si Horace devint un des plus grands poètes de l’Antiquité, il resta un bon fils. D’ailleurs, même au moment où il fut le favori de Mécène, il n’hésitait pas à dire : « J’aurais à recommencer ma vie, je pourrais naître parmi les faisceaux et la pourpre que je ne choisirais pas un autre père ».

    Il n’y avait plus à ce moment d’éducation complète sans un voyage à Athènes, et Horace n’échappa pas à la règle. Il alla donc dans la ville classique des arts et des lettres. Lié avec toute la colonie aristocratique des jeunes étudiants romains, il écoutait les leçons des philosophes, lisait assidûment les poètes et entre temps écrivait des vers grecs quand Brutus, après le meurtre de César, arriva en Grèce et appela à la défense de la liberté les descendants des nobles familles qui avaient fondé et illustré la République. Cette jeunesse entendit l’appel héroïque tyrannicide, et Horace,  avec toute l’ardeur et la générosité des belles années, suivit ses compagnons d’étude et de plaisir sous les drapeaux de Brutus.

    Dans l’armée qui figura à Philippes (42 av. J. C.), il avait même le titre de tribun militaire, et il commandait une légion. Faut-il le croire lorsqu’il nous dit que dans la déroute il jeta son bouclier ? Pour beaucoup il y avait là un souvenir des poètes de la Grèce, Alcée, Archiloque, qui ironiquement se vantèrent, après avoir fait leur devoir, de s’être conduits en peureux, comme d’autres se targuent de leur bravoure après avoir tourné les talons. Et si c’était la plaisanterie d’un homme désabusé, revenu des inutiles enthousiasmes de la jeunesse ? Sans doute, car Horace put bien ne point se battre en héros, mais tout fait croire qu’il n’aurait pas su se conduire en lâche.

    Il s’était en tout cas compromis pour la cause de la République, et à son retour à Rome ses biens et sa petite fortune lui furent confisqués. La poésie, qui jusque-là avait été pour lui un divertissement élégant, devint son gagne-pain. L’audace que donne la pauvreté l’engagea à faire des vers : un peu meurtri, les ailes coupées, en un mot mécontent, la satire le tentait. Il débuta en effet par des satires et par des épodes qui ne sont que des satires lyriques, dans lesquelles respirait le regret du passé et le ressentiment des luttes stériles engagées par l’ambition des chefs. Mais bientôt, le succès aidant, l’amertume s’estompa. Il se lia avec Varius, avec Virgile, qui le présentèrent à Mécène.

    Le nouveau pouvoir songeant à se gagner les sympathies des hommes de mérite, Mécène jouait le rôle d’un engageant intermédiaire entre Auguste et les gens de lettres. Sans faire le sacrifice de son indépendance, Horace ne repoussa pas de flatteuses avances.  Sans se renier, il comprit qu’il pouvait renoncer à un régime qu’il n’était plus possible de ressusciter  et, sans complaisance intéressée, il se rallia au nouveau régime qui donnait à Rome la prospérité et la paix. Certains ont signalé des flatteries dans ses vers, sans prendre assez garde que ce ne sont sans doute que les hyperboles ordinaires à un lyrisme de convention. En tout cas, nul n’a pu dire qu’il ait manqué de dignité dans sa conduite. Quand Mécène lui fit don d’une villa dans la Sabine, Horace accueillit ce présent non comme un salaire payé par un protecteur, mais comme un gage d’affection offert à un ami.

    On sait qu’avec Auguste il ne voulut jamais s’engager, au point que pour obtenir que le poète lui dédiât une de ses épîtres, l’empereur était obligé de l’en prier. En outre, malgré ses demandes pressantes, il ne put jamais se l’attacher comme secrétaire, au point que cet amour de l’indépendance ait pu paraître excessif. Ce ne fut apparemment pas le cas d’Auguste qui n’a jamais tenu rigueur à Horace de ce refus, ce dernier prétextant des ennuis de santé plus ou moins diplomatiques, mais cependant bien réels. Cette santé allait d’ailleurs s’altérer de manière plus marquée à l’approche de la cinquantaine.

    Le séjour à Rome le fatiguait, et il ne pouvait plus supporter l’air trop vif des âpres montagnes de la Sabine. Il lui fallait la température plus douce de la villa qu’Auguste lui donna à Tibur, ou la tiédeur du climat des villes de mer. Lorsque Mécène mourut, depuis longtemps Horace souffrait d’un malaise vague et général. Le chagrin qu’il ressentit à la mort de son ami aggrava son état.  « Le même coup nous frappera tous deux, avait-il écrit. Je l’ai juré. Je le jure encore : dès que tu me montreras le chemin, je serai prêt. Nous irons, oui nous irons ensemble à notre dernier asile ». Il tint parole, et s’éteignit quelques mois après Mécène (8 av. J.C.). L’empereur, seul héritier de la fortune de Mécène, prit soin que les tombeaux du poète et de l’homme d’Etat fussent voisins l’un de l’autre. 

    Michel Escatafal

  • La littérature au siècle d’Auguste

    littérature,histoire,romeLa littérature au siècle d’Auguste représente le moment où elle atteint sa maturité, grâce à un ensemble de circonstances favorables qui permit aux écrivains de profiter pleinement du long travail de préparation qui s’était accompli aux époques antérieures. Cela me fait un peu penser à ce qui s’est passé en France au dix-septième siècle, époque ô combien dorée dans l’histoire de la littérature de notre pays.

    Après les dernières années de la République à Rome, pendant lesquelles l’activité politique avait été tendue à l’extrême, le calme était devenu une nécessité, comme à la fin de chaque période où règnent le  conflit violent des idées, des intérêts et des passions. Les révolutions, en effet, sont pareilles aux flots qui ne fécondent le sol que lorsqu’ils s’en sont retirés. Ainsi, à ce moment de l’histoire romaine, la littérature s’est surtout attachée à ce qu’il y avait de plus général, étudiant l’homme dans ce qu’il a de permanent, ses créations acquérant le caractère d’intérêt éternel, qui est la marque des œuvres classiques.

    C’est d’ailleurs dans ce contexte que les Romains, ayant avant tout besoin de calme, ont souhaité et accepté  volontiers un pouvoir fort leur garantissant le repos, pour peu que celui-ci soit relativement modéré, ce qui n’était  pas nécessairement antinomique à cette époque. C’est ce que comprit Auguste qui,  bien qu’exerçant un pouvoir absolu, l’exerça avec une certaine mesure, au moins pendant les premières années de son long règne (27 av. J. C. à  14). Et cette modération s’étendit des choses du gouvernement à celles de l’esprit, avec des écrivains qui, se trouvant indépendants, mirent dans toutes leurs conceptions un heureux et harmonieux équilibre.

    Auguste eut même l’habileté de laisser au peuple romain l’illusion que la perte de sa souveraineté ne coûtait rien à son orgueil.  Il sut conserver les formes républicaines, allant même jusqu’à laisser croire que l’empire naissant était le vrai restaurateur de la république. Dans ce cadre, il marqua nettement son désir de respecter les traditions du passé, rendant sans cesse hommage au génie et aux vertus de la civilisation romaine. Cela ne l’empêcha pas de rendre plus visible la grandeur de Rome, maîtresse de l’univers connu à l’époque, par la construction de superbes édifices, comme le théâtre de Marcellus, le Panthéon d’Agrippa, le temple d’Apollon Palatin, sans parler de l’ouverture de magnifiques promenades qui donnaient à la ville un aspect digne de la capitale du monde.

    Dans un tel cadre, l’inspiration patriotique ne manquait pas aux grands artistes, ces derniers célébrant le passé pour mieux préparer l’avenir éclatant qui se préparait. Les écrivains furent ainsi les grands bénéficiaires de cette paix publique, qui leur assurait à la fois leur entrée dans la postérité et le public, pour récompenser au présent la qualité de leurs travaux. Les Romains en effet, se désintéressant de plus en plus de la politique, finirent par se passionner pour la littérature, du moins dans les hautes classes de la société, qui appréciaient d’autant plus de se livrer au plaisir des arts qu’elles étaient  réduites à l’inaction civique.

    Auguste traitait les grands écrivains, Virgile, Horace, Tite-Live, avec une familiarité spirituelle et affectueuse. Mécène (70-8 av. J.C.), très proche d’Auguste qui était aussi l’amant de sa femme,  réunit autour de lui une sorte d’académie de beaux-esprits où l’on cherchait à découvrir et à recommander le mérite. Ce surintendant des beaux-arts allait ainsi regrouper les talents autour du pouvoir. Quant aux aristocrates, y compris ceux qui sont méfiants vis-à-vis du nouveau régime, ils croient s’honorer en imitant la faveur que le nouvel homme fort témoigne aux lettres. Simplement ils étaient peut-être encore plus exigeants en termes de qualité que les autres. Bref, il fallait pour  plaire à tout ce joli monde, ce qu’on nommait à Rome l’urbanité.

    Avec eux « il faut que la précision donne des ailes à la pensée, pour qu’elle ne s’empêtre pas dans un verbiage dont l’oreille se fatigue ; il faut savoir passer du sévère au gracieux, se montrer tantôt orateur, tantôt poète, et quelquefois avec le tact d’un homme du monde, ménager ses forces et en cacher à dessein la moitié » ( Horace, Satires, 1,10). Dit autrement, ce que réclame un tel public, c’est surtout le soin, la justesse, la souplesse, la variété, le goût en un mot, et ce sont ces qualités en effet que les grands écrivains de cette époque possédèrent en perfection.

    Toutefois ce moment de grâce si brillant fut finalement très court et, très vite, on commença à déceler les premiers symptômes de quelques uns des défauts qui marquent le déclin des lettres latines. Tout d’abord, faute de vie et de réelles discussions, l’éloquence du Forum ne pouvait survivre, même si le goût des Romains pour la parole vivante continuait à maintenir, ça et là, des écoles où la jeunesse pouvait se livrer à des exercices oratoires. On y apprenait à partir d’un fait imaginaire à discuter et à appliquer un texte de loi, ces controverses (comme on les appelait) préparant au barreau. On faisait même débattre des questions politiques…empruntées à l’histoire (suasoriae), la déclamation devenant de l’art pour l’art.

    Mais il n’y avait pas que des jeunes gens pour se livrer à ces exercices, car pour certains c’était devenu une profession où la subtilité côtoyait l’emphase. Parmi ceux-ci il faut citer  Asinius Pollion (76 av. J.C.- 4 de notre ère), à la fois orateur, historien et poète, Albucius Silus (60 av. J.C.-10 de notre ère), écrivain-déclamateur, mais aussi Porcius Latro, originaire de Cordoue comme le père de Sénèque (60 av. J.C.-39 de notre ère), les deux hommes ayant terminé leurs études à Rome sous la direction d’un de leurs compatriotes, Marullus, qui tenait une école de rhétorique.

    Ensuite, avec Horace et Virgile, la poésie donna des modèles accomplis, mais elle se ressentait du divorce de plus en plus grand entre la plèbe et les classes supérieures, déjà perçu dès l’époque précédente.  Le peuple n’était plus que la populace, et les genres populaires disparaissaient presque entièrement. Il n’y avait plus de théâtre, et le mime cède alors la place à la pantomime, qui n’était rien d’autre qu’un spectacle. Quant aux tragédies, elles ne se font tolérer qu’au prix d’un grand déploiement de mise en scène. Horace en avertit ses lecteurs, en affirmant « qu’on ne va plus au théâtre pour charmer les oreilles, mais pour n’y goûter que le plaisir des yeux ». Quand aux œuvres qui s’adressent au public distingué, la plupart laissent voir qu’elles sont faites pour un public restreint, donc pour une élite. Résultat, elles s’arrêtent au cénacle et à la coterie.

    Conclusion, les artistes n’écrivent plus que pour des petits groupes qui ont leurs engouements et leurs manies, recherchant avant tout les habiletés de métier ou les tours d’adresse, qui seront applaudis par les cercles d’amateurs. Or, si l’on en croit Horace, le goût pour les vers dégénéra assez vite en métromanie, et la sincérité du goût se perdit dans ce milieu devenu très artificiel, où on ne lisait plus que des poèmes devant un auditoire choisi et, disons-le, conquis d’avance. On retrouve l’influence fâcheuse de ces lectures publiques, comme on les appelait, non seulement chez des auteurs de second ordre, mais aussi chez Ovide.

    En contrepartie, elles ont permis aux auteurs de s’affranchir de l’arbitraire et même de la tyrannie des libraires, si l’on en croit Juvénal dans ses Satires, et d’échapper au contrôle de la production littéraire, car les successeurs d’Auguste n’ont pas eu tous la sagesse dont ce dernier a fait preuve pendant la première partie de son règne. D’ailleurs Sénèque (2-65), le philosophe, mais aussi Tacite (35-120) et Juvénal (42-125), ont attesté de la vitalité de la littérature latine grâce à ces lectures publiques.

    Michel Escatafal

  • Les lettres de Cicéron

    Les lettres de Cicéron sont le dernier chapitre que je voulais lui consacrer, même si ce n’est pas la partie la plus connue de son œuvre. En tout cas ce n’est pas la moins intéressante, car c’est  par ces Lettres que nous pouvons le mieux appréhender ce que fut la société de son temps, et ce qu’il fut lui-même. En outre elles ont le mérite de la spontanéité, puisqu’à part quelques unes ayant un caractère purement politique (Lettres à Pompée, à César, à son frère Quintus sur le gouvernement des provinces), elles ont été écrites au fil de l’eau, sans se préoccuper de l’effet qu’elles feraient au public, auquel de toute façon elles n’étaient pas destinées. « Je prends, dit-il à son frère, la première plume que je trouve et je m’en sers comme si elle était bonne ». Donc nul apprêt dans ces pages, et point de rôle non plus.

    Bien entendu dans ces lettres la politique tient la plus large place, mais il n’en parle pas comme au forum ou dans la Curie. Là il n’a plus affaire à des partis, mais à des hommes tout simplement. En outre, sans ces lettres, nous ne connaîtrions pas vraiment les derniers jours de la république à Rome, avec ses bouillonnements et ses remous qui soulevaient les bas-fonds de Rome, sans parler des passions furieuses de ceux qui avaient tout à gagner et des autres qui au contraire avaient tout à perdre.  C’est d’ailleurs ce qui explique que Cicéron lui-même ne paraisse pas dans l’attitude figée d’un Romain de marbre. Non, il a lui aussi ses indécisions, ses faiblesses, ses découragements parfois trop hâtifs, mais il réussit à conserver quand même cette étiquette d’honnête homme que personne n’a pu lui enlever. Il a pu commettre des fautes, des écarts de conduite, faire preuve de vanité, mais jamais de bassesse.

    Cicéron  n’a pas vu arriver César, pas plus qu’Octave, mais s’il s’est laissé aller à leurs avances c’est parce qu’il était persuadé qu’il pouvait les aider à servir la patrie, et à les conduire au but qu’il visa toujours, la modération et la paix. D’ailleurs, personne mieux que lui n’a commenté sa conduite : « La situation des affaires étant changée, comme la manière de penser des honnêtes gens, il n’est pas question de s’obstiner dans le même sentiment, mais de s’accommoder aux conjonctures. Remarquez que, dans le gouvernement de la république, on n’a pas loué les plus grands hommes de leur constance immuable à persister dans le même sentiment…Je me permets donc de dire et de penser ce qui me paraît le plus convenable à mes intérêts et à ceux de la république ». Cicéron n’était pas un héros, mais il tenait à rester honorable.

    Il avait aussi d’une certaine manière le sens de la famille, et on s’en aperçut notamment lorsqu’il fut contraint à l’exil par Clodius, d'autant que son cœur était navré de voir les intérêts de Rome aux mains d’un factieux. Mais à ce moment-là, il regrettait surtout de quitter sa maison et les êtres qu’il aimait. « Je ne souhaite plus, écrivait-il à sa femme Térentia, que de vous revoir bientôt et de mourir dans vos bras, puisque ni les dieux que vous avez servis religieusement, ni les hommes à qui je me suis attaché, ne nous récompensent pas mieux ». Il n’oubliait pas non plus la douleur qu’il infligeait à ses enfants comme en témoigne ces deux phrases : « Que deviendra ma chère Tulliola (surnom de Tullia) ?...Et mon cher Cicéron (son fils) qu’en ferons-nous ?  L’amour paternel de Cicéron était aussi profond que tendre, et il fut le premier à souffrir des malheurs conjugaux de sa fille mariée à Pison, Crassipès, puis  Dolabella, ne trouvant chez aucun d’eux un mari digne d’elle, et qui mourut à peine âgée de trente ans (45 av.  J.C.).

    Rien ne put consoler le grand homme de cette mort, d’autant qu’il entretenait avec sa fille une relation fusionnelle. « Quand elle vivait, dit-il, la douceur que je trouvais dans ma fille me rendait plus supportable le chagrin que me causaient les affaires publiques ; aujourd’hui sous le poids de mes douleurs domestiques je n’en puis chercher le remède dans la république afin de trouver mon repos dans son bonheur ». Mais il aima aussi ses amis, comme sa famille, y compris des amis qui ne l’étaient pas vraiment comme Atticus, homme d’esprit indifférent à tous, sauf à Cicéron qu’il servit avec un dévouement infatigable jusqu’à sa mort, et avec qui Cicéron entretint une correspondance journalière. Cela n’empêcha  pas Atticus de le trahir peu après sa mort en pactisant avec Antoine, son assassin, et en divulguant  à Octave, le vainqueur d’Antoine et futur empereur, les lettres intimes que lui avait adressées Cicéron, afin de gagner son amitié.

    Autre particularité, Cicéron n’avait pas que des amis vivant de près ou de loin dans son monde, comme en témoigne son amitié envers Tiron, à la fois son secrétaire, son lecteur,  et le mentor de son fils Marcus, mais aussi un de ses esclaves. A ce propos on notera que si dans ses traités de philosophie Cicéron n’ose jamais protester contre l’esclavage, ce qui est une horreur de nos jours, en revanche il souhaite qu’on traite les esclaves avec douceur, ce qui était loin d’être une évidence à l’époque. Fermons la parenthèse pour noter que Tiron fut celui qui eut l’idée de recueillir les lettres de Cicéron et qu’il en fut le premier éditeur.

    Dans les Lettres nous découvrons aussi que,  malgré les nombreux chagrins de sa vie, Cicéron garda et aima toujours une certaine gaieté et appréciait les joyeux festins. « Je me plais à table, dit-il; je laisse échapper tout ce qui me vient à la bouche et je trouve de quoi rire dans les choses les plus sérieuses…Je suis un hôte qui ne mange pas énormément, mais qui aime beaucoup à rire ». Cette gaieté contraste, reconnaissons-le, avec l’image toujours grave que l’on se fait de Cicéron. De plus sa correspondance nous apprend qu’il a un goût certain pour la raillerie, y compris pour ses amis…et lui-même, se reconnaissant une emphase parfois insupportable dans ses discours. Ainsi il dit à Atticus, en lui racontant une séance au sénat : «Quand ce fut mon tour de parler, quelle carrière je me donnai ! Si jamais les périodes, les tournures, et les figures de rhétorique m’ont été de quelque secours, ce fut en cette occasion. Bref, vous connaissez notre musique, et vous avez pu l’entendre d’Athènes ».

    En résumé, la littérature romaine n’offre rien de comparable à cette correspondance.  Chez nous, les lettres de Madame de Sévigné pour la sensibilité et l’imagination, celles de Voltaire pour la variété, l’importance des questions qu’il traite, pour l’esprit dont elles pétillent, peuvent être rapprochées des lettres de Cicéron. Mais Cicéron a dans l’esprit infiniment plus de portée que l’aimable marquise, laquelle se contentait de traiter des aventures de société ou des anecdotes de cour.  Il eut aussi plus de cœur que Voltaire, car témoin comme lui de la chute d’une société, il sut trouver autre chose que de la rancœur et des sarcasmes pour parler de la ruine imminente du monde dans lequel il vivait.

    Michel Escatafal