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histoire de Rome - Page 2

  • La vie et l’œuvre de Tibulle

    littérature,histoire,romeAvec Virgile nous avons vu la poésie pastorale, didactique et épique, puis avec Horace ce fut la poésie lyrique et didactique.  Reste à voir la poésie élégiaque avec Tibulle, Properce et Ovide. Qui était Tibulle ? C’était un ami d’Horace, dont il était voisin. Tibulle est né à Pédum (54 av. J.C.), ville située entre Tibur (où est mort Horace en 8 av. J.C.) et Préneste. De famille d’ordre équestre, il eut des débuts aisés et brillants dans la vie. « Les dieux, nous dit Horace, lui avaient donné la beauté, la richesse, et avec elle l’art d’en jouir…, le goût, le talent de bien dire, un esprit aimable et gracieux ».  Hélas pour Tibulle, les revers vinrent vite, les guerres civiles lui enlevant  une bonne partie de son patrimoine.

    C’est alors qu’il s’attacha à Valerius Messala Corvinus (64-8 av. J.C.), un grand seigneur qui, après avoir été républicain, s’était rallié à Auguste. Ce Corvinus était un homme d’esprit, qui eut une réputation de poète et d’orateur. Tibulle dut suivre son patron et guerroya avec lui en Aquitaine, malgré son horreur pour les combats, puis plus tard en Orient. Dans cette seconde expédition il tomba malade à Corcyre (aujourd’hui Corfou), et quand il revint en Italie il ne fit plus que languir. En vain, une fois à la retraite, à la campagne où il respirait « la vivace senteur des forêts », il essaya  de réparer sa constitution épuisée, mais il n’y parvint pas et mourut de consomption vers sa trente-cinquième année (19 av. J.C.).

    Cette vie si courte ne lui a pas permis d’écrire beaucoup. Dans le recueil de ses œuvres on fait figurer sous son nom ses Elégies, en réalité quatre livres d’élégies, mais il est hors de doute que les deux premiers seuls peuvent lui être attribués. Les seize pièces qui les composent nous racontent les amours du poète, les joies et les peines qu’ils lui ont données. Il a aimé passionnément Délie, qui l’a trahi. Il a cherché à l’oublier, et il a voulu aimer une autre femme, Némésis, tout en essayant de s’étourdir au milieu de la dissipation. Cela dit, même quand il chante ses désordres, la voix du poète a parfois un accent de tristesse qui laisse voir que sa blessure n’est pas guérie.

    Très lettré, Tibulle connaissait les élégies des poètes alexandrins, Philétas, Callimaque, et les autres. A ses débuts, il leur emprunta sans doute plus d’un procédé de développement et de versification. Mais lui, qu’Horace choisissait pour juge de ses écrits, ne pouvait manquer de sentir le ridicule de la galanterie érudite et prétentieuse qui dépare trop souvent l’élégie alexandrine. Il ne laissa donc pas entamer son originalité par ces modèles, alors si goûtés à Rome. L’élégie pour lui ne fut pas un pur jeu d’esprit, comme pour Ovide. Il y mettait son âme, car à ses yeux il y a dans l’amour autre chose que le plaisir. Il ne s’élève pas jusqu’à la pure tendresse, mais sa passion a des délicatesses bien rares de son temps.

    La réalité ne le contente pas, il cherche l’idéal, veut ennoblir l’objet de son amour, et ne demande pas seulement à Délie d’être belle, il la souhaiterait vertueuse : « Je t’en conjure, conserve ta pureté ; qu’une vieille servante soit toujours assise près de toi…qu’à la clarté de la lampe elle tire en longs fils le lin de sa quenouille épaisse, et que ma Délie, attachée non loin d’elle à de graves travaux, laisse, vaincue par le sommeil, tomber peu à peu l’ouvrage de ses doigts ». Ailleurs il fait le rêve d’emmener Délie à sa maison des champs et d’y vivre avec elle d’une vie solitaire, tranquille et laborieuse : « Je cultiverai mes champs, me disais-je, et ma Délie sera là pour veiller sur mes récoltes, tandis que par un soleil ardent on battra les épis sur l’aire ».

    La nature est en effet toujours voisine du cœur de Tibulle. Il en a goûté la douceur et le charme et l’a considérée comme un remède à la maladie d’amour. La vie rustique l’attire, et il aime les humbles divinités des champs : « Un pieux respect me saisit toujours près du tronc qui s’élève dans les campagnes désertes, près de la pierre antique où pendent dans les carrefours des guirlandes de fleurs ». Retrempée à cette source de vie, la poésie érotique, si souvent sèche dans les autres élégiaques latins, a parfois chez lui des accents d’une fraîcheur inattendue. Ajoutons que cette obscure maladie qui le mina lentement, lui inspira une sorte de tristesse vague et douce, assez semblable à la mélancolie virgilienne.

    Le sentiment de la mort toute voisine donne à ses vers, même lorsqu’il chante le plaisir, une teinte voilée, un accent pénétrant qui nous remue et nous charme en même temps. « Puissé-je, dit-il à Délie, quand sera venue ma dernière heure, reposer sur toi mes yeux, et te presser, en mourant, de ma main défaillante ! Tu pleureras, Délie, lorsqu’on m’aura placé sur le bûcher qui me consumera, et à tes larmes amères tu mêleras des baisers ». On imagine qu’il se voyait déjà dans cette situation, pour en parler comme s’il l’avait vécue ! L’inspiration de Tibulle n’est ni haute, ni variée, mais il a traduit des émotions vraies avec un art délicat et un accent sincère. Ce fut assez pour que les plus grands poètes de son époque l’aient goûté et aimé, c’est assez encore pour que nous lisions ses vers avec un charme attendri.

    Michel Escatafal

  • Aperçu des œuvres d’Horace

    Délicat et sévère pour lui-même, Horace n’a pas laissé une oeuvre étendue. Il y avait plus la qualité que la quantité ! Son recueil se compose de poésies lyriques, de mètres très divers (odes et épodes) et de satires et d’épîtres écrites en hexamètres. C’est par les Satires et les Epodes qu’il débuta (entre l’an 35 et l’an 30 av. J. C.), ensuite il donna les trois premiers livres d’Odes (de l’an 20 à l’an 18 av. J.C.), et enfin, dans les dernières années de sa vie, il composa son second livre d’Epîtres, dont la dernière, adressée aux Pisons, est connue sous le nom d’Art poétique.

    Les Odes, dont  le nombre s’élève à cent trois, traitent des sujets fort divers : les évènements politiques (ode sur la victoire d’Actium en 31 av. J.C., sur la reddition des drapeaux pris sur Crassus par les Parthes, sur la soumission des Cantabres, sur la troisième clôture du temple de Janus), les incidents de sa vie particulière (ode sur un arbre dont la chute avait failli l’écraser, sur la fontaine Bandusie, témoin de son enfance, sur ses amours, sur ses plaisirs), les incidents de la vie de ses amis (départ de Virgile, mort de Quintilius Varus), des réflexions sur le bonheur que donne la modération des désirs.

    Les Satires au nombre de dix-sept, dont dix pour le premier livre et sept pour le second, traitent des lieux communs de morale que relèvent des attaques contre les personnages ridicules ou vicieux. Tour à tour il y raille l’inconstance des hommes toujours mécontents de leur sort, le faste grossier des riches parvenus, l’avidité des captateurs de testaments, ou bien il nous parle de son dessein quand il compose ses satires, et fait de la véritable critique littéraire en se comparant à son prédécesseur Lucilius.

    Les Epîtres ne diffèrent guère des Satires par le fond. Horace appelait d’un même nom (entretiens) cette double série d’ouvrages, mais dans les Epîtres, sans cesser d’être familier, le tour est moins vif, le langage moins libre et la versification plus soignée. Les pièces du premier livre sont des conversations animées avec ses amis sur le bonheur de la vie des champs (à Aristius Fuscus, à son métayer), sur les joies que donne une vie simple et unie (à Torquatus, à Numicius, à Ballutius), sur ses lectures (à Lollius), sur le désir de garder son indépendance (à Mécène). Enfin les épîtres du livre II (à Auguste, à Julius Florus, aux Pisons) nous font connaître les goûts et les opinions littéraires d’Horace.

    Horace fut un poète lyrique, même si c’était une entreprise malaisée que d’essayer de donner, à Rome, des poésies lyriques parce que celles-ci ne s’accommodaient guère aux besoins du caractère et du génie national. Dans ces conditions on comprend que l’ambition d’Horace fut surtout d’acclimater un genre hellénique jusqu’alors peu pratiqué, mais en prenant soin de n’emprunter aux lyriques grecs que ce qui pouvait le moins répugner aux habitudes romaines. Par exemple il se garda bien d’imiter Pindare,  parce que les amples compositions du poète de Thèbes  n’eussent rien dit aux Romains : « Celui qui cherche à égaler Pindare s’appuie sur des ailes de cire, pareilles à celles de Dédale, et donnera son nom au cristal des mers ».

    Mais d’autres en Grèce, Alcée, Sapho, Anacréon ont chanté leurs joies et leurs tristesses, leurs ennuis, leurs amours, bref ont parlé de ce qui intéresse tout un peuple, le respect pour les dieux, l’amour de la patrie et de la liberté. Mais ils n’ont pas alors prétendu se faire les interprètes de tout un peuple, se contentant d’être lus et goûtés par les lettrés et les délicats. C’est donc à ces poètes que s’adressera l’imitation d’Horace, ses odes n’étant faites que pour une élite cultivée.

    En tout cas il y a de l’accent et de l’émotion dans ses odes, et l’inspiration d’Horace est presque toujours franche. Pour son âme la religion, qui avait inspiré tant de beaux vers aux poètes lyriques grecs, ne pouvait plus être un besoin, car il était nourri de philosophie et était l’enfant d’un siècle sceptique. Simplement il a éprouvé ce respect ému que les âmes élevées, même vides de foi, ressentent pour la noblesse et la douceur des croyances. Cela dit Horace ne fréquentait guère les temples et ne s’acquittait pas des dévotions païennes, ce qui ne l’empêcha pas de satisfaire à la demande d’Auguste, qui lui demanda de relever par ses chants le prestige du culte national. Ainsi il composa le Chant séculaire en l’honneur de Diane et d’Apollon…sans que rien n’y sonne faux, malgré un manque évident d’élan mystique.

    Le patriotisme romain s’étant fait raisonnable, la tradition des antiques vertus n’en restait pas moins une partie de la grandeur de Rome. Il restait donc au grand poète de la faire aimer, et il n’y a pas failli. Et quoi de mieux dans ses vers que faire revivre la vertu de la Rome rustique, comme la vaillance de la Rome guerrière. Pourtant, comme le lui suggéra son esclave Dave, Horace reconnaît qu’il préfère vivre à son époque plutôt qu’à ce que Dave appelle « le vieux temps », parce que la vie y était infiniment plus douce et plus paisible.

    Dans les odes officielles, adressées à Auguste, il y a sans doute un peu d’apprêt, mais aussi beaucoup de sincérité et même d’élan. Horace parle certes en homme de cour, mais la grandeur de Rome lui inspire un  patriotique orgueil, surtout quand il songe à cet empire « dont la capitale est Rome, et les frontières les extrémités du monde connu ». « Ton règne, ô César, a ramené l’abondance dans nos campagnes, il a rendu à notre Jupiter ces drapeaux arrachés aux temples orgueilleux des Parthes ; il a fermé le temple de Janus, dont l’autel n’est plus livré au dieu des combats ; il a imposé de justes bornes à la licence effrénée et porté la gloire et la majesté de l’empire jusqu’aux lieux où le soleil se lève ». Voilà quelques phrases qui témoignent certes d’un minimum de flatterie pour l’empereur, mais aussi de l’honneur d’être né citoyen romain.

    La nature a été la grande inspiratrice de nos lyriques modernes, et on a dit qu’Horace ne l’avait point aimée, ce qui n’est pas la vérité. Elle a plu à Horace comme le cadre aimable des joies et des plaisirs de l’homme. Ses tableaux sont exacts  et soignés, ses descriptions sont faites d’un trait net et luisant, et ce qu’il peint, il l’a observé et rendu avec sincérité. Certes on est loin de l’attendrissement et de la mélancolie d’un autre temps, mais il ne chante pas faux. Si je dis cela c’est parce qu’il dit ses plaisirs et ses amours avec naturel, qu’il évoque avec bonne humeur un repas bien arrosé avec de bons amis, bref parce qu’il écrit de véritables chansons. Ses vers ne planent pas comme savent le faire les aigles, mais ils volent gaiement et vite comme les petits oiseaux, si l’on ose la comparaison. Tout cela nous donne-t-il un poète inspiré ? Sans doute pas. Un artiste sincère ? Certainement.

     Si l’on regarde ses Satires et ses Epîtres, les classifications littéraires les rangent dans le genre didactique, mais c’est lui faire un peu tort, car notre poète ne moralise et ne régente jamais. Il n’y a pas chez lui un enseignement méthodique et solennel. Simplement il cause, il peint, sa vie, celle des hommes de son temps, et ces peintures font avant tout l’intérêt de ses satires et de ses épîtres. Il peint les hommes tels qu’ils sont avec des originaux qui se détachent par leurs travers ou leurs manies. Parmi ceux-ci il  y a l’usurier Fufidius qui ne cherche que gruger les fils de famille, le prodigue insensé Esopus le fils qui, pour avaler d’un seul coup un million de sesterces, détacha la perle qui brillait à l’oreille de Métella et la fit fondre dans du vinaigre, sans oublier l’avare Ummidius, si riche qu’il mesurait ses écus au boisseau, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir constamment la crainte de mourir de faim.

    D’autres font dans le grotesque, notamment les philosophes stoïciens, avec leur bâton, leur manteau troué, leur longue barbe et leur crâne tondu, qui sont un divertissement pour les gamins de Rome qui les bousculent et les huent. Enfin, il y a le fâcheux, qui impose sa compagnie aux gens, « semblable à la sangsue qui ne lâche prise qu’après s’être gorgée de sang ». Néanmoins de tous ces portraits, le plus complet, le plus vivant, et le plus intéressant c’est celui d’Horace lui-même. On apprend tout de lui, sa figure, sa santé, sa petite taille, sa fortune, ses relations, ses goûts, le tout dit avec esprit, simplicité et bonhomie. Il n’hésite pas à nous dire qu’il a vieilli vite, qu’il était très frileux, coléreux aussi par exemple quand un esclave tardait à le servir. A côté de cela il convint de ne jamais se plaindre de la vie, d’autant que son père lui avait appris à rire de la sottise et à aimer la vérité. Pour toutes ces raisons, il n’hésitait pas à affirmer : « Les honnêtes gens  se sont plu à mes vers et ont apprécié mon commerce libre et honnête ; ceux qui auraient pu être mes protecteurs ou mes rivaux n’ont voulu être que mes amis. Mécène et Auguste, Fundanius, Varius, Tibulle et Virgile m’ont recherché et m’ont aimé », tout cela lui attirant la jalousie de ceux  qu’il appelait « des envieux  et des importuns ».  Il n’empêche, à la fin de sa vie il pouvait dire : «  Ainsi j’ai vécu doucement, et quand la mort est venue, je suis parti comme un convive, non rassasié, mais satisfait du banquet de la vie ».

    Si l’on examine à présent la morale d’Horace, nous pourrions dire que ce sage sensé n’eut la prétention de ne convertir personne, mais avait assez de bonne volonté pour conseiller tout le monde. De ses leçons insinuantes, de ses conseils engageants, on peut tirer toute une morale qui ne sort nullement de l’école, mais d’une conscience éclairée. Epicurien aux premières heures de la jeunesse, il devint peu à peu un stoïcien tempéré. Esprit ouvert, il ne voulut jamais « jurer sur les paroles d’aucun maître » (allusion aux Grecs), ni s’enfermer dans aucun dogme, et tint toujours compte des circonstances « non pour les subir, mais pour se les soumettre ».  Sa morale n’a donc rien d’héroïque, mais elle n’est ni dangereuse ni corruptrice, ce qui peut la rendre d’autant plus utile. Pour lui il y a beaucoup plus de sottise que de méchanceté parmi les hommes. Cela ressemble fort à la morale de La Fontaine, plus faite pour nous soutenir et nous préserver que pour nous élever.

    Reste à voir, pour terminer, les opinions littéraires d’Horace. Je dirais en premier que dans sa critique, comme dans sa morale,  nous ne trouvons nulle trace de pédantisme. Il ne forme pas notre goût, il nous confie les siens. Par exemple, on lui a reproché sa sévérité à l’égard des anciens poètes latins comme Ennius, moquant ses songes pythagoriciens, ou Plaute, « trop soucieux d’empocher de l’argent, pas assez de construire ses pièces ». En fait Horace ne supportait plus cette divinisation des morts qui étouffait le renom des vivants.

    Cependant, il n’y avait pas que de l’aigreur dans ses remarques, dans la mesure où il considérait dans l’Epître aux Pisons que ce qui doit prédominer dans l’art c’est la raison. « Point de belle œuvre si la raison n’en est pas le principe et la source ». Il était aussi très soucieux du travail bien fait, ce qui nécessitait pour lui de disposer d’une solide culture : « Je ne vois pas ce que peut le génie sans culture ». A partir de là on peut soigner le détail…pour approcher de la perfection, « car la médiocrité est interdite au poète ». Et pour cela  il faut avoir du goût, ce qui nous ramène à la culture, que l’on trouve dans les belles œuvres des modèles de la Grèce. Et dans ce précepte, se résume bien la poétique d’Horace, qui est devenue celle de notre art classique, et qui a pour caractère de concilier dans l’imitation des maîtres l’indépendance et le respect.

    En résumé, il n’y a pas de poète au siècle d’Auguste qui, mieux qu’Horace, exprime l’état moyen des esprits et des âmes à cette époque. Ovide, trop spirituel, fait déjà pressentir la décadence, et avec Virgile on voit se lever l’avenir, vague encore mais tout proche du christianisme. Avec Horace nous sommes dans un moment unique où l’esprit et le caractère romain se confondent avec la culture grecque, tout en gardant la saveur du terroir indigène. C’est ce que certains ont appelé l’urbanité romaine, qui est un ensemble de qualités aimables et brillantes, sans oublier d’être solides. Horace, au contact de la Grèce a allégé et affiné la gravité romaine.

    Michel Escatafal

  • Les dieux romains (1ère partie)

    « Ce n’est pas étonnant qu’il n’y ait pas de roi à Rome. Chacun des trois cents sénateurs est un roi ». Voilà la déclaration que fit à son souverain  Cinéas, l’ambassadeur que Pyrrhus avait envoyé traiter avec les Romains à l’issue de la bataille d’Asculum (279 av. J.C.), après avoir vu et entendu les Romains pendant les négociations de paix. En fait Cinéas avait surtout été impressionné par l’organisation de l’Etat romain, qui contrastait évidemment avec celle qui sévissait dans son royaume. Cette organisation n’a été rendu possible que grâce à la publication des Douze Tables des Décemvirs, d’inspiration grecque et rédigées en 450 av. J.C., c’est-à-dire presque deux siècles auparavant, ce qui explique pourquoi les institutions des Romains paraissaient aussi bien adaptées aux yeux de leurs adversaires.

    Auparavant Rome avait vécu sous un régime de théocratie, où le roi était aussi le représentant des dieux. Et comme le pape dans l’Eglise, il eut tout un clergé pour l’aider au point que les prêtres furent les premiers avocats de Rome. Le problème c’est qu’aucun homme ne connaissait avec un minimum de précision quels étaient ses droits et ses devoirs, et s’il y avait un procès les verdicts ne pouvaient être que basés sur une liturgie dont le prêtre seul connaissait les rites. De plus, comme le clergé était entièrement recruté chez les aristocrates, il est aisé de comprendre qu’en cas de conflits entre patriciens et plébéiens ces derniers n’avaient pas la moindre chance d’être entendus.

    Le premier effet des Douze tables  fut de séparer le droit civil du droit divin, et à partir de ce moment Rome cessa d’être une théocratie, même si l’influence de la religion resta grande, comme Cicéron lui-même l’affirmait en disant que « c’est par la religion que nous avons vaincu l’univers », ou « que nos aïeux n’ont jamais été plus sages ni mieux inspirés des dieux que lorsqu’ils ont décidé que les mêmes personnes présideraient à la religion et gouverneraient la République ». Néanmoins le pouvoir des représentants des dieux s’effritait, au point qu’Appius Clodius l’Aveugle publia un calendrier de dies fasti (jours fastes) en 304 av. J.C. qui indiquait les jours où les causes pouvaient être discutées, et les procédures selon lesquelles elles pouvaient l’être.

    Ensuite fut fondée une école d’avocats, qui allaient devenir les techniciens de la loi. Enfin les Douze Tables devinrent matière d’enseignement obligatoire pour les enfants allant à l’école, qui devaient les apprendre par cœur. Du coup le clergé devenait une simple armée de fonctionnaires, organisée selon des principes hiérarchiques définis et une organisation en collège, dont chacun avait à sa tête un pontife élu par l’Assemblée des centuries. A noter que le Grand Pontife, chef de la religion nationale, était un véritable roi nommé à vie par ses collègues jusqu’au troisième siècle av. J.C., puis élu par le peuple.

    Le plus important de ces collèges était celui des Augures, dont la tâche était de rechercher les intentions des dieux relativement aux décisions que le gouvernement devait prendre. Ils observaient le vol des oiseaux, comme Romulus l’avait fait pour fonder Rome, mais aussi les viscères des animaux offerts en sacrifice. Le mot sacrifice signifiait « rendre sacré quelque chose », puisque ce rite était destiné à gagner la protection des dieux ou détourner leur colère.  Bien entendu les offrandes variaient en fonction des possibilités de chacun, les plus pauvres sacrifiant un morceau de pain ou de fromage, les moins pauvres un jeune coq,  voire un porc ou un mouton en cas de danger particulier (inondations). Enfin quand l’Etat sacrifiait, par exemple pour qu’une grande œuvre nationale plaise aux dieux, c’étaient des troupeaux entiers qui étaient égorgés, étant entendu qu’on réservait aux dieux l’intérieur des bêtes, et plus particulièrement le foie. Tout le reste était mangé par la population qui en profitait pour faire bombance.

    A noter qu’il fallut attendre une loi, que Pline (23-79) situe dans les années 90 av. J.C., étendue aux peuples soumis, pour que fussent interdits le sacrifice… de victimes humaines, auxquels avaient droit les esclaves, les prisonniers de guerre, et si l’on en croit Plutarque ou Tite-Live des couples d’étrangers, loi qui aurait été « inspirée » par Hercule d’après l’historien grec Denys d’Halicarnasse (60 av. J.C.-8). Cette loi ne fut pas toujours appliquée, notamment au moment des guerres civiles, puisqu’on rapporte qu’après la guerre de Pérouse (40 av. J.C.), Octave aurait fait immoler sur l’autel de César plusieurs centaines de notables. En outre il arrivait aussi qu’en cas de grands dangers ou de catastrophes majeures, des citoyens offrent carrément leur vie pour le salut de la nation, comme un certain Marcus Curtius qui, au quatrième siècle av. J.C., se jeta dans un gouffre au forum de Rome, ouvert suite à un tremblement de terre, pour apaiser les dieux des enfers.  Mais il n’y avait pas que les sacrifices pour complaire aux dieux, car il y avait les cérémonies de purification qui consistaient à faire des processions plus ou moins importantes en chantant des carmina, hymnes pleins de formules magiques auxquelles personne ne comprenait rien, mais dont on imaginait qu’elles devaient  faire plaisir aux dieux.

    Michel Escatafal

  • Les dieux romains (2è partie

    Mais au fait qui étaient  ces dieux ? Et bien, c’était une véritable armée céleste avec des généraux, des officiers, des sous-officiers et des hommes du rang. Le plus gradé si j’ose dire était Jupiter (dieu du ciel), mais il n’était pas le roi comme Zeus chez les Grecs. Certains dirent qu’il ne fit qu’un avec Janus, le dieu des portes, à une époque très ancienne.  Mars (dieu de la guerre) était d’un rang quasiment égal, d’autant qu’il était le père naturel de Romulus. Il a eu droit à un mois de l’année à son nom. Saturne aussi était un dieu influent, puisqu’il était le dieu des semailles, très importantes dans l’antiquité. Ensuite il y avait les déesses, notamment Junon, la déesse du mariage et de la fertilité. Elle aussi a eu droit à un mois à son nom, le mois de juin. Minerve (déesse de l’intelligence), importée de Grèce, protégeait la sagesse et la science. Vénus, c’était évidemment la beauté et l’amour, et Diane, déesse de la Lune, s’occupait plus particulièrement de la chasse, mais aussi des bois. Son mari, Virbius, s’occupait lui des forêts.

    Les autres étaient des officiers ou même des sous-officiers, comme Hercule, dieu du vin et de la gaieté. Mercure (dieu du commerce et de l’éloquence), avait évidemment un faible pour les marchands, les orateurs et même les voleurs, ce qui parfois signifiait la même chose. Bellone, épouse de Mars, s’occupait plus particulièrement de la guerre. Voilà pour les principaux dieux, mais en réalité ils furent très nombreux. Ils le furent d’autant plus, qu’après chaque victoire les soldats faisaient main basse sur les dieux des pays conquis. Les Romains étaient accueillants pour les divinités, au point de leur assigner un poste dans l’Olympe ! En 496 av. J.C., Demeter et Dyonisos furent engagés comme collaborateurs de Cérès (déesse des moissons) et Liber (dieu du vin).  Castor et Pollux furent aussi consacrés protecteurs de Rome, car ils aidèrent les Romains à l’emporter sur les Latins qui soutenaient les Tarquins (496 av. J.C.). Vers 300 av. J.C., Esculape déménagea à Rome pour y enseigner la médecine. En fait tout ceci était la manifestation de l’influence grecque qui devenait de plus en plus importante.

    Cela dit, au fur et à mesure que le temps passait, les dieux se multipliaient tellement que Pétrone (14-66), l’auteur supposé du Satyricon,  disait que dans certaines villes, il y en avait davantage que d’habitants. Chez les plus grands écrivains comme Horace (65-8 av. J.C.), Tibulle (54-19 av. J.C.), Virgile (70-19 av. J.C.) et Lucain (39-65), neveu de Sénèque (4 av. J.C. – 65), on en rencontre partout. Varron pour sa part en décomptait au moins trente mille, et contrairement à l’image que l’on se fait aujourd’hui de Dieu, ils étaient partout, et en plus ils étaient en proie aux excitations terrestres (luxure, cupidité, envie etc.), ce qui les rendait d’autant plus redoutables. Alors pour mettre les hommes à l’abri de leurs méfaits on multiplia les ordres ou collèges religieux.

    Il y eut même un ordre féminin, celui des Vestales (Vestale était la mère de Romulus), ancêtres de nos religieuses, qui étaient recrutées entre six et dix ans, et qui devaient faire trente ans de service dans une chasteté absolue. Vêtues de blanc, elles passaient leur temps à arroser la terre avec de l’eau provenant d’une fontaine consacrée à la nymphe Egérie, entretenant le foyer de la Cité, personnifié par la déesse Vesta (foyer).  Evidemment toute incartade leur était interdite sous peine des plus cruels châtiments, pouvant aller jusqu’à être enterrées vives, ce qui est arrivé plus d’une dizaine de fois si l’on en croit ce qui est rapporté par les historiens romains. En revanche, une fois leur service trentenaire achevé, elles retrouvaient la société avec honneurs et privilèges, pouvant même se marier ce qui, toutefois, n’était pas si facile compte tenu de leur âge presque canonique pour l’époque.

    Outre les Vestales, il y eut aussi les douze Saliens voués au culte de Mars, et les vingt Féciaux qui constituaient le collège des diplomates. Ils exécutaient les rites de déclaration de guerre et de conclusion des traités. Tous ces gens formaient le service des dieux de la Cité. Il y avait aussi le service des dieux de la nature avec les douze Luperques qui, chaque année, exécutaient en février des rites magiques pour défendre les bergeries contre les loups. Ils organisaient aussi les Fêtes de la Fécondité (Lupercalia) à la gloire du dieu Lupercus (loup-cervier). Quant aux douze Arvales, constitués à l’origine par les douze fils du berger Faustulus, ils célébraient tous les ans (en mai) dans un bois sacré près de Rome une cérémonie en l’honneur de Cérès, la terre nourricière. Enfin à côté des Augures, au nombre de six (deux par tribu) sous Tarquin l’Ancien ( roi de 616 à 579 av. J.C.), qui étaient des experts pour l’interprétation des signes célestes, il y avait aussi des prêtres d’un rang inférieur, les Haruspices, qui n’étaient que de vulgaires charlatans étudiant les entrailles des victimes sacrifiés pour en déduire des présages.

    Toutefois la religion avait d’autres vertus pour les Romains que des rites plus ou moins folkloriques, car c’est elle qui allait permettre de déterminer les jours de fête et de repos, les Romains ignorant les dimanches et encore plus les week-ends. Il y avait dans l’année une centaine de ces jours-là, ce qui correspond en gros à nos jours ouvrables. Ces jours de fête ou de repos étaient célébrés le plus souvent avec beaucoup de sérieux, certains étant commémoratifs, tels les lémures (jour des morts) au mois de mai, qui donnaient lieu à un cérémonial ordonnancé par le père de famille à base de haricots blancs, mis dans la bouche puis recrachés. En février il y avait les parentales et les lupercales, au cours desquelles on jetait dans le Tibre des petites poupées en bois, ce qui permettait de tromper le dieu qui réclamait des hommes. Il y avait aussi les floralies, les libérales ou encore les saturnales, fêtes au cours desquelles on pouvait faire à peu près tout ce qu’on voulait pourvu qu’on restât dans la légalité.

    Mais là aussi c’était surtout l’anarchie qui régnait, ce qui obligea très tôt les Romains à confectionner un calendrier pour établir la liste de ces fêtes. La tradition attribue à Numa Pompilius (715-672 av. J.C., deuxième roi de Rome) d’avoir établi un calendrier fixe de 355 jours (douze mois lunaires), avant qu’il ne soit remplacé par celui de César (en 46 av. J.C.) qui instituait l’année de 365-366 jours, ce qui n’était pas un luxe compte tenu du fait que les pontifes avaient tellement abusé des jours intercalaires que les fêtes des moissons ne tombaient plus en été, ni celle des vendanges en automne. C’était aussi comme si on passait à autre chose, puisque la morale divine qui avait longtemps guidé Rome était en train de s’évanouir. D'ailleurs, malgré une apparence de bien être à Rome et dans l’empire, avec une monnaie assainie, une bureaucratie qui fonctionnait, une armée à la fois forte et puissante, la réforme des mœurs qu’Auguste avait essayé d’initier a échoué.

    Certains dirent que le divorce et le malthusianisme avaient anéanti la famille, et que la souche romaine était presque éteinte, car les trois quarts des citoyens étaient des affranchis ou des fils d’affranchis étrangers. On avait construit de nombreux temples nouveaux, mais à l’intérieur il n’y avait plus que des dieux auxquels plus personne ne croyait, mais comme on le pensait encore chez nous au siècle précédent, on ne refait pas une morale sans base religieuse. La preuve, malgré la volonté d’Auguste de ranimer la foi de jadis, le peuple lui répondit en l’adorant comme un dieu, ou plutôt en faisant semblant de l’adorer, comme une sorte de délégué des dieux.

    Cicéron lui-même n’avait-il pas admis en son temps que « par les mœurs et la coutume générale des hommes éminents, par leurs bienfaits, il était logique qu'ils fussent élevés au ciel », même si en disant cela il ne pensait pas à un roi, contrairement à Horace, Virgile ou Ovide qui voyaient Auguste prendre place parmi les étoiles dans l’au-delà, comme les dieux normaux d’autrefois. Mais comme toute société ne peut vivre sans religion, le christianisme va peu à peu remplacer les multiples dieux du temps passé, par un autre dont la particularité est qu’il est un seul Dieu en trois personnes. Hélas le christianisme va permettre la constitution d’une société ou d’un régime politique à visée totalitaire, rendu nécessaire dans un premier temps par la survie de l’institution impériale romaine, puis plus tard comme chez nous (en France et en Europe) de l’institution royale.

    Michel Escatafal