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  • Lucrèce : un poète à la passion généreuse

    lucrèce.jpgLes anciens ont fort peu parlé de Lucrèce, au point que les renseignements sur sa vie nous font presque complètement défaut. A peine sait-on qu’il naquit à Rome d’une famille riche d’origine noble un peu avant l’an 100 av. J.C., mais le mystère qui enveloppe sa naissance et même sa vie tout court plane aussi sur sa mort que l’on situe en 55 av. J.C., date à laquelle il se serait suicidé en se perçant de sa propre main, comme le rapporte Saint-Jérôme. Toutefois nous savons qu’il se consacra entièrement à l’étude et à la poésie, et que la postérité n’a retenu de lui que son poème intitulé De Rerum Natura ou si l’on préfère en français de la Nature, publiée sans doute par Cicéron.

    Cette œuvre divisée en six livres, dont le dernier paraît inachevé, est l’exposé du système du monde d’après la physique d’Epicure (342-270 av. J.C.), empruntée à Leucippe  et Démocrite qui vécurent deux cents ans avant lui. Cette philosophie à la fois très aride et très simple est exposée avec une belle rigueur par Lucrèce. On peut la résumer en disant que la matière est éternelle, que rien ne naît de rien, et que rien ne retourne au néant.  Tout cela évidemment ne pouvait pas plaire aux esprits religieux, et notamment aux penseurs chrétiens, ce qui explique qu’il fallut attendre Montaigne et plus tard les philosophes du dix-huitième siècle pour qu’on le redécouvrît.

    Mais que peut-on dire de la poésie de Lucrèce ? Tout d’abord dans son poème l’impression qui ressort dès le début de la lecture est la tristesse, ce qui ne correspond pas au système épicurien fait d’une sagesse souriante. Pour Lucrèce l’homme est marqué  dès sa naissance pour le malheur, comme en témoignent ces mots  : « le nouveau-né semblable au nautonier jeté sur le rivage par la fureur de la mer, gît à terre, nu, sans langage, dénué de tout ce que la vie réclame…il remplit l’espace de vagissements lamentables, et c’est justice : il lui reste tant de maux à traverser dans le cours de la vie ». De plus, de quelque côté que l’homme se tourne, partout la souffrance se présente à lui, « les saisons nous apportent les maladies, la mort vague au hasard et vient sans être attendue ». On voit que le poète vivait dans une société troublée, comme c’était le cas à son époque à Rome !

    Cela dit, de cette désolation naît dans l’âme de Lucrèce la pitié pour tous ces malheureux à qui on ne sait quelle consolation leur offrir. La religion ? Certainement pas car cette religion est une des causes de leurs malheurs, ajoutant à leurs maux trop réels des maux imaginaires. Pour Lucrèce « le genre humain gît honteusement écrasé sous le poids de la superstition, monstre dont la tête apparaît dans les régions célestes, et dont l’affreux regard terrifie les mortels ». En fait le poète poursuit un but à la fois noble et généreux, « cherchant les mots et les vers  qui seuls peuvent offrir à l’esprit une clarté lumineuse ». Cet amour pour l’humanité douloureuse donne à sa poésie un accent de tendresse grave, et imprime à son œuvre un caractère d’indignation sincère et passionnée. Sa logique n’est pas celle froide des physiciens et des géomètres, mais vient du cœur.

    Pour Lucrèce, délivrer les âmes de la crainte des dieux et de la mort rendra aux hommes plus de sérénité, et leur permettra de jouir enfin d’un repos auquel ils n’osent même plus aspirer y compris à travers les plaisirs les plus simples : « Etendus avec vos amis sur le frais gazon, près d’une source pure, sous le feuillage d’un arbre élevé, vous apaiserez agréablement votre faim, à l’heure où la saison sourit et où le printemps sème de fleurs la verte prairie ». Toutefois, ce n’est pas pour cela qu’il se contentera d’en rester là, à la manière d’un Epicure qui professe l’indifférence pour les problèmes. Au contraire Lucrèce a été bien plus loin que son maître dans l’intelligence du monde. Il veut voir les choses comme elles sont, trouvant même une beauté dans leur tristesse.

    La science a pris l’imagination du poète autant que sa raison. Elle évoque des tableaux grandioses, la naissance et la mort des mondes, l’éternel bouillonnement de la vie. Néanmoins Lucrèce a beau concevoir le monde comme une immense machine, il est pénétré par la vie obscure qui anime les êtres et les choses. Philosophe, il veut comprendre et savoir, mais il est poète avant tout et sa sensibilité a plus de chaleur que son intelligence n’a de lumière. Il prête à la nature des colères et des tendresses,  des douleurs et des joies, ce qu’il exprime en disant que « la mer a des perfidies et des sourires, les bois ont une voix et des chants, et les vents des rages furieuses ». ». Lucrèce connaît la nature et l’aime.

    Bien entendu, le style de Lucrèce est très dépendant  de cette forme de tristesse de l’âme et de ses pensées tellement austères. Il est sobre, vigoureux et grave, soucieux de précision, mais jamais de l’élégance. En fait il ne montre de la flamme et de la passion que lorsqu’il parle des religions qu’il exècre, comme je l’ai montré auparavant. Plus généralement, il sait aussi être émouvant quand il évoque la vie tout simplement, ce qui a fait dire à certains que « Lucrèce ne chante pas la Nature, mais qu’elle se chante dans ses vers ». Son modèle en matière de versification fut Ennius, ne cherchant pas le rythme et l’harmonie, ce qui ne l’empêche pas d’atteindre parfois une certaine magnificence. Bref, Lucrèce est sans nul doute le poète le plus original de la littérature latine, même s’il n’appartient pas à ce que l’on appelle la littérature classique.

    Michel Escatafal

  • La littérature romaine avant l'avènement de l'empire

    Dans un précédent billet j’ai montré que malgré la résistance de quelques « anciens », notamment Caton, l’esprit romain s’était laissé gagner par l’influence de la Grèce, un peu comme aujourd'hui en France avec l’influence américaine. Et au temps de Cicéron (106-43 av. J.C.), le phénomène favorisé par des causes politiques devient prédominant, au point que le grand homme finit par s’écrier : «  l’hellénisme coule à plein bords ». Il est vrai que le contexte de l’époque s’y prêtait, dans la mesure où Rome ayant achevé la conquête du monde méditerranéen, elle n’avait plus d’ennemis qu’elle put craindre.  Elle pouvait donc se laisser aller, sans crainte de perdre son âme, à prendre chez d’autres ce qu’ils avaient de meilleur, en l’occurrence aux Grecs leur culture.

    Evidemment, l’esprit patriotique à la Caton en souffrit, tellement que Montesquieu avait écrit beaucoup plus tard : « Les peuples d’Italie étant devenus citoyens de Rome, chaque ville y apporta son génie…et les sentiments romains ne furent plus ». Et de fait, la tradition nationale n’opposait plus d’obstacles à l’invasion des arts et des mœurs de la Grèce. En outre, grâce aux conquêtes réalisées l’argent coule à flot pour Rome, mais naturellement cette manne ne profite qu’à  une minorité de gros propriétaires, alors que dans le même temps la classe moyenne disparaît pour rejoindre les rangs des plus pauvres. Rome à cette époque était une république où se côtoyaient la richesse la plus insolente et la misère la plus affreuse. Cela dit, vingt siècles plus tard, les choses n'ont pas vraiment changé!

    Mais que faisaient les riches de tout cet argent ? Et bien ils en profitaient soit en faisant de la politique, soit en s’offrant les loisirs les plus élégants et la culture la plus raffinée, donc grecque. Les Grecs sont tellement omniprésents qu’ils dirigent toutes les écoles publiques. Mais ils sont aussi précepteurs des enfants de l’aristocratie, ce qui ne peut que conforter leur influence au plus haut niveau de la société. Les études grecques, rhétorique, philosophie, géométrie, musique, s’ajoutent et supplantent  naturellement  les arts romains, la seule résistance à cette « invasion » se situant au niveau de l’agriculture et de la jurisprudence. Tout cela suffit à expliquer pourquoi les jeunes Romains, fils de bonne famille, vont toujours terminer leur éducation à Athènes.

    Ces lettrés, même s’ils n’étaient pas les plus nombreux, composaient un public tout près à accueillir les œuvres de l’école d’Alexandrie, que les Hellènes émigrés apportaient avec eux. Cette poésie érudite, mondaine, ne pouvait que plaire à ces nouveaux parvenus de l’argent et de l’esprit, d’autant que l’école d’Alexandrie correspondait parfaitement aux canons romains de l’époque, les érudits n’étant pas assez artistes pour apprécier pleinement  la perfection sévère et la haute simplicité des chefs d’œuvre de la grande époque grecque. Cela étant, cette main mise de la culture grecque eut pour principal effet de faire disparaître les genres populaires.

    Les poèmes épiques, à la façon des Annales d’Ennius, sont remplacés par des récits mythologiques où les Helvius Cinna, Varron d’Attax s’approprient les procédés de Callimaque et Apollonius. La tragédie et la comédie sont en voie de disparition à l’exception des pièces de Plaute, Térence et Attius. En fait ceux qui composent des pièces de théâtre à cette époque n’écrivent plus que pour la plèbe, ne traitant que l’atellane comme Pomponius et Novius, ou le mime comme Laberius et Publilius Syrus. Cela ne signifie pas pour autant que ces gens ne soient pas talentueux, mais s’ils veulent survivre, ils doivent faire des concessions à la vulgarité, voire même à la grossièreté, indignes  de leur talent.  En somme à cette période, la poésie est plutôt pauvre, à la notable exception des œuvres de Lucrèce et Catulle.

    En revanche la prose atteint tout son éclat avec des gens comme Cicéron, César, Salluste. Orateurs, philosophes, historiens, ces hommes sont aussi des politiques très engagés dans les luttes qui divisent l’Etat. Ils combattent ou préparent la révolution qui va substituer l’empire à la république, ce qui explique que pressés par d’autres préoccupations, le souci de la forme passe plutôt au second plan.  Ils possèdent certes la culture grecque, mais l’accommodent à leurs desseins nationaux. Cela ne les empêchera pas de faire ressortir leur génie et d’appartenir au cercle des grands écrivains.

    Michel Escatafal

  • Pedro Calderon de la Barca, l’égal des meilleurs dramaturges de l’histoire

    calderon de la barca.jpgPedro Calderon de la Barca (1600-1681) est le grand poète dramatique de la seconde partie du Siècle d’Or. Né à Madrid d’une famille noble castillane, il fit ses études à Madrid et à Salamanque où il fit représenter à l’âge de vingt ans ses premiers essais dramatiques. Soldat comme Cervantes, il passa plusieurs années en Italie et en Flandre. Prêtre comme Lope de Vega, il fut chapelain honoraire du roi sans pour cela abandonner jamais le théâtre. Mort en 1681, il fut le vrai contemporain de Corneille.

    Moins fécond que Lope de Vega (120 comédies et 80 autos sacramentales), il diffère de son illustre prédécesseur par une aisance moindre, une plus grande force dramatique, la vigueur du dessin, la puissance lyrique, mais aussi par son attitude plus réfléchie, son style davantage recherché, et son goût pour l’allégorie religieuse. Il a écrit des comédies de saints (Los caballos de Absalon, El principe constante), des drames sur des sujets philosophiques ou religieux (La Vida es sueno en français la vie est un songe, El magico prodigioso, la devocion de la Cruz), ou relatifs à la casuistique de l’honneur (El médico de su honra, El pintor de su deshonra, A secreto agravio secreta venganza), fidèle reflet des féroces préjugés de son temps quant à l’honneur des hommes mariés.

    Cela ne l’a pas empêché de se consacrer  à des pièces pseudo historiques, notamment à travers son œuvre maîtresse, El alcalde de Zalamea, qui est aussi ce que l’on appelle un drame d’honneur, et d’écrire également des comédies de cape et d’épée. Tout cela nous donne évidemment une idée précise de la vie en Espagne au Siècle d’Or, d’autant que le poète aura tout connu dans son existence, à la fois les honneurs du temps de Philippe IV, roi mais aussi poète à ses heures, et la pauvreté à la fin de sa vie, le roi Charles II n’aimant guère la poésie. Cela dit, sa fantaisie, son style plein de vigueur et de poésie, son prodigieux lyrisme font de Calderon l’émule et le véritable successeur de Lope de Vega. Disons pour résumer qu’il fut, juste derrière Cervantes et Lope de Vega, la personnalité la plus éclatante de la littérature ibérique, en même temps que l’égal des meilleurs dramaturges de tous les temps.

    Après lui ses disciples, Francisco de Rojas (1607-1648) qui écrivit Garcia de Castanar, Del rey abajo ninguno, et Agustin Moreto (1618-1669) avec El desden con desden et El lindo don Diego, essayèrent de maintenir à une certaine hauteur la tradition de la comédie, ce qu’ils réussirent à faire en partie loin toutefois de leur maître. Hélas, leurs successeurs ne poursuivront pas dans la même voie, et la comédie va connaître une décadence rapide masquée néanmoins par l’inébranlable ferveur du public pour ce genre littéraire. Malgré tout, après la décadence politique, est arrivée très vite l’heure de l’épuisement de l’inspiration littéraire.

    Michel Escatafal

  • Les grands poètes contemporains de Lope de Vega

    tirso de molina.jpgjuan ruiz de alarcon.jpgDans un précédent billet j’ai longuement parlé de Lope de Vega, mais il ne fut pas le seul grand poète de son époque. D’ailleurs certains n’hésitent pas à affirmer que Fray Gabriel Tellez (1584-1648), moine espagnol connu du grand public sous le nom de Tirso de Molina, peut soutenir la comparaison avec Lope de Vega dont il subit l’influence, ce qui n’enlève rien à son originalité. Quasiment aussi remarquable poète que Lope, théoricien et défenseur de la comédie dans Los cigarrales de Toledo, c’était un auteur dramatique de tout premier ordre, moins ingénieux que Lope mais parfois plus audacieux.

    Certes il fut moins prolifique que son rival, se contentant d’écrire trois cents comédies, dont quatre vingts seulement parvinrent jusqu’à nous,  mais toutes figurent parmi les plus belles du répertoire espagnol. Les unes, historiques (La Prudencia en la mujer), d’autres théologiques (El condenado por desconfiado), ou de cape et d’épée, par exemple Don Gil de las calzas verdes, El Burlador de Sevilla (en français le Trompeur de Séville), où il met en scène pour la première fois le personnage de Don Juan, autant d’œuvres maîtresses. Tirso de Molina est le peintre le plus achevé de la passion et de la prudence féminine. Il est aussi très apprécié par son côté hautement comique et spontané.

    Autre grand poète, Juan Ruiz Alarcon (1580-1639) a une place à part dans l’histoire de la comédie espagnole, qui en fait presque un rival pour Tirso de Molina et même pour Lope de Vega. Réfléchi, doué d’un sens pratique avéré, psychologue puissant, plus classique et moins poète que ses deux illustres contemporains, manquant parfois de spontanéité, Juan Ruiz de Alarcon laissa à la postérité une œuvre peu importante en nombre (en tout une vingtaine de comédies), mais d’une qualité rare où ressortaient la noblesse des sentiments, un esprit satirique bien maîtrisé, et une analyse psychologique d’une exquise délicatesse. Son œuvre maîtresse aura été La Verdad sospechosa, qui servira de modèle au Menteur de Corneille. La régularité dans le dessin de son œuvre, la propriété de l’expression et la préoccupation morale font d’Alarcon un auteur très comparable aux auteurs classiques français.

    Michel Escatafal