Dans un précédent billet j’ai longuement parlé de Lope de Vega, mais il ne fut pas le seul grand poète de son époque. D’ailleurs certains n’hésitent pas à affirmer que Fray Gabriel Tellez (1584-1648), moine espagnol connu du grand public sous le nom de Tirso de Molina, peut soutenir la comparaison avec Lope de Vega dont il subit l’influence, ce qui n’enlève rien à son originalité. Quasiment aussi remarquable poète que Lope, théoricien et défenseur de la comédie dans Los cigarrales de Toledo, c’était un auteur dramatique de tout premier ordre, moins ingénieux que Lope mais parfois plus audacieux.
Certes il fut moins prolifique que son rival, se contentant d’écrire trois cents comédies, dont quatre vingts seulement parvinrent jusqu’à nous, mais toutes figurent parmi les plus belles du répertoire espagnol. Les unes, historiques (La Prudencia en la mujer), d’autres théologiques (El condenado por desconfiado), ou de cape et d’épée, par exemple Don Gil de las calzas verdes, El Burlador de Sevilla (en français le Trompeur de Séville), où il met en scène pour la première fois le personnage de Don Juan, autant d’œuvres maîtresses. Tirso de Molina est le peintre le plus achevé de la passion et de la prudence féminine. Il est aussi très apprécié par son côté hautement comique et spontané.
Autre grand poète, Juan Ruiz Alarcon (1580-1639) a une place à part dans l’histoire de la comédie espagnole, qui en fait presque un rival pour Tirso de Molina et même pour Lope de Vega. Réfléchi, doué d’un sens pratique avéré, psychologue puissant, plus classique et moins poète que ses deux illustres contemporains, manquant parfois de spontanéité, Juan Ruiz de Alarcon laissa à la postérité une œuvre peu importante en nombre (en tout une vingtaine de comédies), mais d’une qualité rare où ressortaient la noblesse des sentiments, un esprit satirique bien maîtrisé, et une analyse psychologique d’une exquise délicatesse. Son œuvre maîtresse aura été La Verdad sospechosa, qui servira de modèle au Menteur de Corneille. La régularité dans le dessin de son œuvre, la propriété de l’expression et la préoccupation morale font d’Alarcon un auteur très comparable aux auteurs classiques français.
Michel Escatafal