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  • La Thébaïde et les Sylves

    La Thébaïde

    Quand on songe que Stace avait mis dans ce poème épique ses plus chères ambitions, qu’il y donna douze ans de sa vie, on est attristé en constatant la disproportion entre l’effort et le résultat. D’un mot, il manque à la Thébaïde non pas seulement l’intérêt véritable, mais tout simplement un intérêt. Etéocle et Polynice, les héros, paraissent à peine et n’ont pas de caractère. Les différents personnages figurent tour à tour, ont chacun leur chant et leur épisode, mais aucun d’eux ne nous retient et ne nous attache. Enfin l’action traîne en longueur, car le poète n’a pas su engager le drame : « Par lequel de tant de héros commencerai-je, ô Clio ? dit-il au début…j’hésite entre le fougueux Hippomédon, faisant reculer le peuple devant une digue d’ennemis immobiles, et la mort tant pleurée du bel Arcadien et l’horreur de chanter Capanée ».

    Et de cette hésitation, Stace n’en sort point : il multiplie les digressions, songes, jeux, etc., accumule les discours, mais ne peut se faire illusion à lui-même : au chant sept, il introduit Jupiter et le maître des dieux déclarant que les évènements marchent d’un pas trop lent, se prend à gourmander Mars : « Maintenant il oublie son ardeur belliqueuse, il diffère sa vengeance;  mais s’il ne hâte le moment de combattre … qu’il me rende ses chevaux, son épée, et qu’il perde son droit du sang ; j’ordonnerai que la paix règne partout ; Pallas suffira pour la guerre de Thèbes ».  Cela étant,  Jupiter a beau dire, l’action ne se hâte pas davantage  et quand le dénouement vient, on se dit qu’il aurait pu être indéfiniment retardé.

    De plus on sent que le poète ne sait pas prendre partie entre deux écoles de poésie, l’école de Lucain, qui veut être moderne, et l’école alexandrine, qui reste attachée aux anciens sujets et aux procédés d’Appolonius.  Au lieu de se rendre indépendant de l’une et de l’autre, il emprunte à celle-ci son merveilleux usé, ses amplifications mythologiques, à celle-là son goût des épisodes romanesques et des détails horribles : ce pauvre poète, spirituel et doux, étale des spectacles hideux, des scènes de furieuse férocité. Par exemple Tydée se faisant apporter la tête de Ménalippe : « Il la prend de la main gauche, et contemple avec une joie sauvage ces yeux hagards que la mort n’a pas encore rendus immobiles… et bientôt on le voit, tout couvert du sang de cette tête coupée et souillant ses lèvres de sang tiède encore ».

    En vérité la Thébaïde n’est rien d’autre qu’une série de morceaux brillants, et il n’y a pas d’intérêt dans ce poème parce qu’il n’y a pas d’unité. Et ce défaut on se l’explique aisément, si l’on songe qu’en composant son œuvre, Stace en débitait des morceaux dans les lectures publiques. Il fallait plaire à l’auditoire, et celui de demain pouvait ne pas ressembler à celui d’hier. De là ce manque d’harmonie dans le goût déjà signalé. Du moins devant ce public d’un jour Stace obtint des succès très vifs. Lorsqu’il devait faire une lecture, Rome, nous dit Juvénal, était en joie. Dans ces séances rapides on n’avait pas à s’inquiéter de la composition, du développement des caractères. On goûtait l’ingéniosité des détails, l’habileté du style, la dextérité de la versification. Nous retrouvons encore dans la Thébaïde quelque   chose de cela, mais nous jugeons que ce n’est pas suffisant pour une épopée.

    Les Sylves

    En fait le vrai talent de Stace s’exprime dans ces pièces rapides qu’il écrivait aujourd’hui sans penser à demain. Il s’y montre avec toute sa facilité d’improvisateur napolitain, prompt à saisir les couleurs et les formes, et habile à les fixer dans une description nette et brillante. C’est à lui qu’il faut recourir si l’on veut avoir quelque idée de ces merveilleuses villas que les riches Romains faisaient alors construire dans des sites charmants. Il suffit de voir par exemple la peinture de la maison de Pollius Félix, qui fut son mécène,  à Sorrente. Délicatement artiste, il s’enchante à la vue des objets d’art qui parent ces somptueuses demeures, nous les fait goûter, et ce d’autant plus aisément qu’il aidait sans doute leurs possesseurs à s’aviser de leur beauté. Nonnius Vindex avait pour surtout de table une statuette d’hercule, œuvre de Lysippe. Elle a ravi Stace d’une admiration intelligente et communicative : « Le protecteur de notre table était un Hercule qui me plongea dans l’extase, et que mes yeux ne se lassèrent pas de contempler. Le travail en était si beau! Il y avait tant de majesté contenue dans des bornes si étroites!  Le Dieu ! M’écriai-je, voilà le Dieu ! Certes il posa devant toi, ô Lysippe, lorsqu’il t’arriva de le représenter si petit et de le faire concevoir si grand ».

    Parfois aussi, quand il est de loisir, il nous entretient de ceux qu’il aime,  pleurant  la mort de son père avec une émotion vraie. Il est aussi vraiment touchant dans l’épître qu’il adresse à Claudia sa femme : il voulait l’engager à quitter Rome et à venir à Naples avec lui. Pour la décider, il lui rappelle avec bien du charme leur longue union, leur dévouement mutuel, leurs communes affections et cette fille, si aimable, dont les épouseurs ne veulent pas parce qu’elle est pauvre : « A Naples, lui dit-il, l’hymen viendra pour elle, l’hymen avec tous ses flambeaux. N’en est-elle pas digne par sa beauté, par tous les dons du cœur et de l’esprit ? Soit qu’elle tienne le luth entre ses mains, soit qu’elle module avec la voix de son père des sons répétés par les Muses, soit qu’elle prête une nouvelle grâce à mes vers, ou qu’elle déploie la blancheur de ses bras dans une danse gracieuse, toujours sa vertu surpasse son esprit, et sa modestie ses talents ». Et la pièce se termine par une description des campagnes de Naples, où revivent frais et jeunes les souvenirs du pays natal.

    Dans ses Sylves, Stace ne voyait qu’un divertissement : « Le seul mérite qui recommande ces pièces, c’est celui de la rapidité, car aucune ne m’a coûté plus de deux jours : quelques unes même ont été faites de verve, dans l’espace d’une journée. J’ai bien peur qu’elles ne portent avec elles la preuve de ce que j’avance ». Où Stace se préoccupait  surtout des négligences, nous goûtons le naturel, et c’est ce qui nous fait préférer ces poésies fugitives aux grandes œuvres où il s’est essayé sans réel succès pour la postérité.

    Michel Escatafal

     

  • Stace fut au moins un merveilleux versificateur

    littérature, histoireAprès Lucain une nouvelle voie sembla s’ouvrir, car finalement personne ne s’engagea dans celle qu’il avait essayé de tracer. Valérius Flaccus (mort en 90), qui écrivit sous Vespasien et Domitien, Silius Italicus (26-101), qui vécut jusque sous le règne de Trajan, revinrent le premier à l’épopée mythologique, le second à l’imitation du cadre que Virgile avait fourni avec son Enéide. Valérius Flaccus suivait l’alexandrin Appolonius de Rhodes, dans ses Argonautiques (qu’il n’eut pas le temps d’achever), et Silius Italicus racontait la Guerre punique et gâtait le beau récit de Tite-Live en y mêlant un merveilleux de pure convention. L’un et l’autre restaient impuissants  à donner par le charme du style quelque intérêt à ces froides compositions. Stace, qui les suivit, ne laissa point une œuvre plus élevée ni plus forte, mais ce fut du moins un merveilleux versificateur et un homme d’esprit. C’était aussi un fort honnête homme, toutes ces qualités paraissant suffisantes pour qu’on s’intéresse à lui.

    Stace était né à Naples, peut-être en 45. Son père, après avoir fait des vers, avait ouvert une école à Rome et son enseignement y fut goûté. Il eut pour élèves les enfants des grandes maisons, et put y introduire son fils, dont la précocité le ravissait. A l’ordinaire, ses succès de professeur ne l’enrichirent point et, quand il mourut, le jeune Stace n’eut d’autre héritage que les couronnes paternelles gagnées dans les concours. Il fallait vivre : ses vers devinrent son gagne-pain. Il célébra l’empereur Domitien, laissant de lui le portrait le plus rose, le décrivant même, comme Martial (40-104), beau comme un archange, alors que Tacite et Pline le considéraient comme un personnage noir et d’un physique peu engageant. Stace chanta aussi les favoris de l’empereur, les villas de ses protecteurs, composa des épithalames, des éloges funèbres : triste besogne sans doute, mais que la nécessité explique.

    Marié de très bonne heure, Stace, qui semble avoir été une âme tendre, avait adopté un enfant. Sa femme, Claudia, veuve lorsqu’il l’épousa, amena dans la maison du poète une fille  qu’il aima comme si elle eut été sienne.  Pour que ces êtres chers ne connussent pas le besoin, trop de fierté eût été dangereuse, et il y aurait sans doute mauvaise grâce à reprocher au pauvre Stace ses flatteries, puisque ni l’ambition, ni l’intérêt ne les lui dictèrent. Des excès de travail délabrèrent assez tôt sa santé, ce qui lui donna le désir de quitter Rome et sa vie fiévreuse pour la rétablir. Ensuite il voulut revoir son pays de Naples, et ne tarda pas à y mourir (dans les années 90).

    Nous avons de lui la Thébaïde, son œuvre majeure du moins pour l’ambition qu’il y mit, épopée en douze chants, et l’Achilléide, poème épique inachevé. La Thébaïde a pour sujet la lutte entre Etéocle et Polynice, alors que dans l’Achilléide il voulait développer toute la légende d’Achille, et raconter la vie du héros avant le siège de Troie et après la mort d’Hector. Les deux chants qu’il a écrits  contiennent les aventures d’Achille à Scyros, jusqu’au moment où il est reconnu par Ulysse. Stace a aussi publié un recueil des Sylves (c’était le nom que les Romains donnaient à ce qu’on a appelé chez nous poésies fugitives). Ce recueil est composé de trente-deux pièces, divisées en cinq livres, écrites en mètres divers et traitant de sujets d’actualité fournis par la vie du poète, de ses protecteurs, de ses parents, de ses amis.

    Michel Escatafal